Les Solidarités mystérieuses – Pascal Quignard
Gallimard – octobre 2011 – 251 pages
Quatrième de couverture :
« Ce n’était pas de l’amour, le sentiment qui régnait entre eux deux. Ce n’était pas non plus une espèce de pardon automatique. C’était une solidarité mystérieuse. C’était un lien sans origine dans la mesure où aucun prétexte, aucun événement, à aucun moment, ne l’avait décidé ainsi. »
Auteur : Romancier, poète et essayiste, Pascal Quignard est né en 1948. Après des études de philosophie, il entre aux Éditions Gallimard où il occupe les fonctions successives de lecteur, membre du comité de lecture et secrétaire général pour le développement éditorial. Il enseigne ensuite à l’Université de Vincennes et à l’École Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales. Il a fondé le festival d’opéra et de théâtre baroque de Versailles, qu’il dirige de 1990 à 1994. Par la suite, il démissionne de toutes ses fonctions pour se consacrer à son travail d’écrivain.
Mon avis : (lu en mars 2012)
J'ai découvert ce livre grâce au « Café Lecture » de la Bibliothèque.
Le livre s'ouvre avec le voyage de Claire en Bretagne pour le mariage d'une cousine. Elle revient sur les lieux de son enfance, entre Dinard et Saint-Lunaire. Des lieux qui lui rappellent des moments de joie mais aussi des drames. Claire est orpheline depuis l'âge de neuf ans, avec son jeune frère Paul âgé de 4 ans à l'époque, ils sont les seuls rescapés d'un accident de voiture où son mort le reste de la famille. Ensuite, ils ont été confiés à un oncle et une tante. A l'âge de 13 ans, Claire rencontre Simon et leur complicité amoureuse durera jusqu'à ce que leurs études supérieures ne les séparent. Claire a maintenant une quarantaine d'années, et lors de ce retour en Bretagne elle retrouve par hasard, Madame Ladon, son ancien professeur de piano qui lui propose de l'héberger quelques temps à Saint-Enogat. Elle ne repartira jamais vers son ancienne vie.
Peu à peu Pascal Quignard dévoile au lecteur l'histoire de Claire, ses douleurs, ses failles. Dans une deuxième partie, le lecteur découvre les points de vue des proches de Claire, celui de Simon, de Paul, de Juliette. Ce livre est une histoire simple que l'auteur arrive à sublimer. Le titre est mystérieux, il apparaît et est un peu explicité dans l'extrait placé en quatrième de couverture.
J'ai beaucoup aimé ce livre remarquablement écrit. J'ai été très sensible aux très belles descriptions de la nature de bord de mer, la lande bretonne, les plages, les falaises, la mer, le ciel, la végétation, les oiseaux, les animaux terrestres ou aquatiques... Tous nos sens sont en éveil, j'ai eu l'impression d'accompagner Claire dans ses longues errances.
Extrait : (début du livre)
Mireille Methuen se maria à Dinard le samedi 3 février 2007. Claire partit le vendredi. Paul refusa de l'accompagner. Il n'avait conservé aucun lien avec ce qui restait de la famille. Dès onze heures elle eut faim. Elle suivait l'Avre. Elle préféra passer Breux, Tillières, Verneuil. Après la sortie de Verneuil, Claire s'arrêta pour déjeuner sur une aire sableuse et vide.
C'est la forêt de L'Aigle.
Elle traverse le parking en direction d'une petite table en fer posée devant un chalet alpin. Un pot de forsythias jaunes a été placé au milieu de la petite table. Devant le pot de forsythias, il y a une ardoise où est noté à la craie le menu du jour. Elle examine le menu.
Un homme d'une cinquantaine d'années sort timidement de l'auberge. Il porte un tablier à grands carreaux rouges et blancs.
- Monsieur, on peut manger là, au soleil ?
Claire montre la petite table en fer à l'extérieur.
- Vous savez qu'il n'est pas midi ?
- Cela vous pose un problème de faire à manger dès maintenant ?
- Non.
- Alors je voudrais m'installer là, dans ce rayon de soleil, même s'il n'est pas midi.
L'aubergiste n'a pas l'air très favorable. De toute façon il ne répond rien. Il a un comportement étrange. Il examine Claire avec attention. Cette dernière s'approche de lui, elle le prend par le bras, elle est deux fois plus grande que lui.
- Je vous parle : Je vous demande si je peux m'asseoir là, sous le soleil.
- Là ?
- Oui, là, dans le rayon de soleil.
L'aubergiste lève des yeux tout bleus vers elle.
- Monsieur, je souhaiterais manger, ne serait-ce qu'une salade, là, en plein soleil, à onze heures, au mois de février, répète-t-elle.
Silence.
- Monsieur, je pense qu'il faut que vous me répondiez.
Alors l'aubergiste s'avance, prend la pancarte, l'ardoise sur laquelle est noté le menu du jour, le bouquet de forsythias.
Il va les porter dans le chalet.
Il revient avec une éponge.
Il essuie lentement la table.
En l'essuyant, elle se révèle bancale.
L'aubergiste est à genoux. Les racines ont soulevé la terre. Il glisse un caillou sous un des pieds de la table.
Un genou encore en terre, haussant les sourcils, il lève les yeux vers Claire et dit simplement :
- J'hésitais, Madame, parce qu'il y a une hulotte.
Il montre le haut de l'arbre avec son doigt.
Ils lèvent tous les deux la tête en même temps.
L'air est léger et bleu.
Le chêne paraît nu malgré les petites feuilles toutes neuves prises dans les rayons du soleil.
- Je pense qu'à cette heure-ci elle dort, suggère Claire.
- Vous pensez ?
Claire incline la tête.
- Vous le pensez vraiment ?
L'aubergiste, toujours un genou à terre, les bras croisés sur l'autre genou, l'interroge du regard en silence.
- J'en suis certaine, dit Claire.
Elle tire la chaise, elle s'assoit devant la petite table, elle se met à pleurer doucement.
Le rendez-vous à la mairie est fixé à dix heures trente.
Claire a pris son petit déjeuner dès qu'elle l'a pu (dès que la patronne de l'hôtel est allée chercher le pain à la boulangerie), à sept heures et quart.
A neuf heures, elle se rend au marché.
Elle traîne.
Elle contemple une barquette de fraises parfaitement hors de saison. Elle ne résiste pas au désir de prendre une fraise, de la glisser dans sa bouche, de se rendre compte par elle-même de son parfum.
Elle ferme les yeux. Elle goûte.
Elle était en train de goûter une fraise qui ne sentait pas beaucoup plus que l'eau qu'elle contenait quand elle entendit une voix qui la toucha d'une manière indescriptible. Elle sentit l'intérieur de son corps se dilater sans bien comprendre ce qui lui arrivait.
Elle ouvrit les yeux. Elle se retourna.
Elle découvrit un peu plus loin, sur sa gauche, une marchande de légumes biologiques en grande discussion avec une dame âgée.
Elle s'approcha lentement.
Les légumes qui étaient exposés à la vente sur l'étal n'avaient pas grande allure ; leur apparence était chétive ; leur volume était informe ; leur peau était délibérément terreuse.
La voix provenait de la dame toute petite qui se tenait devant eux.
Elle avait un chignon blanc et - au-dessus - un fichu à motif de fleurettes roses sur fond noir beaucoup trop petit pour la masse de ses cheveux. La vieille dame était en train de demander comment étaient les poireaux.
Claire aimait cette voix qu'elle entendait à dix pas d'elle.
Elle adorait cette voix.
Elle cherchait à mettre un nom sur ce timbre si clair, sur ces sortes de vagues de phrases rythmées qui attiraient son corps. La voix montait des romaines et des betteraves noires. La voix demanda brusquement, avec autorité, une botte de radis. Quand la voix demanda des côtes de blette, alors les yeux de Claire Methuen s'emplirent de larmes. Elle ne pleura pas pour autant mais, la vue brouillée, elle vit surgir, sans qu'elle en fût surprise, la main et la bague, au-dessus des grandes feuilles sombres des branches d'épinard, afin de saisir le sac terne, en papier recyclé, que lui tendait la marchande.
Claire poussait les gens qui étaient dans la file.
Les gens qui attendaient leur tour se mirent à murmurer et à grogner.
- Madame Ladon, murmura Claire tout bas.
Rien. La vieille dame ne se retourna pas.
Déjà lu du même auteur :
Villa Amalia