Berezina - Sylvain Tesson
Lu en partenariat avec Babelio et les éditions Audiolib
Audiolib - juillet 2015 - 4h51 - Lu par Franck Desmedt
Guérin - janvier 2015 - 199 pages
Quatrième de couverture :
« Un vrai voyage, c’est quoi ?
– Une folie qui nous obsède, dis-je, nous emporte dans le mythe ; une dérive, un délire quoi, traversé d’Histoire, de géographie, irrigué de vodka, une glissade à la Kerouac, un truc qui nous laissera pantelants, le soir, en larmes sur le bord d’un fossé. Dans la fièvre…
– Ah ? fit-il.
– Cette année ce sont les deux cents ans de la Retraite de Russie, dis-je.
– Pas possible ! dit Gras.
– Pourquoi ne pas faire offrande de ces quatre mille kilomètres aux soldats de Napoléon ? »
Sylvain Tesson embarque l’Empereur dans son side-car pour une épopée carnavalesque et réjouissante.
Entraîné dans une effraction du temps, le lecteur enjambe les siècles avec jubilation.
Auteur : Sylvain Tesson est un écrivain voyageur. Géographe de formation, il effectue en 1991 sa première expédition en Islande, suivie d’un tour du monde à vélo. Il traverse les steppes d’Asie centrale à cheval et publie alors L’immensité du monde. En 2004, il reprend l’itinéraire des évadés du goulag et publie L’Axe du Loup. Une vie à coucher dehors, Dans les forêts de Sibérie (Prix Médicis essai 2011) et S’abandonner à vivre lui valent une reconnaissance grandissante.
Lecteur : Élève du Cours Simon, Franck Desmedt s’est illustré authéâtre dans des pièces classiques et contemporaines. En 2000, il fonde sa propre compagnie à Bordeaux où, depuis 2011, il dirige un théâtre : l’INOX. Comédien à l’affiche de Dernier coup de ciseaux (Molière de la meilleure comédieen 2014). Il collabore régulièrement avec France culture et France Inter.
Mon avis : (lu en novembre 2015)
Berezina est un récit d'aventure original, c'est l'histoire de copains qui décident de refaire en plein hiver la route qu'avait suivi Napoléon et la Grande Armée lors de la retraite de Russie en 1812. Sylvain Tesson décide de revivre cette épopée en side-car, accompagné de quatre amis (deux français et deux russes). Ils vont partir de Moscou et rejoindre Paris en passant par
Minsk, Vilnius, Varsovie et Berlin. Sylvain Tesson a voyagé en compagnie de témoignages écrits de survivants, comme les mémoires de Caulaincourt, le secrétaire de Napoléon, ou du sergent Bourgogne. Au jour le jour, le lecteur suit le voyage de Sylvain et ses quatre amis, les témoignages historiques et les réflexions de l'auteur. Ces deux épopées sont difficilement comparables mais passionnantes à suivre confortablement et chaudement installé dans notre fauteuil... Le récit moderne est émaillé d'anecdotes et largement arrosé, alterne avec celui de Napoléon et sa Grande Armée. Voilà une belle aventure originale qui nous fait traverser l'Europe au rythme des 80 km/h maximum des motos Oural dans des conditions météorologiques hivernales...
Le lecteur est très agréable à écouter et l'on peut trouver dans l'étui du CD une carte générale pour suivre le périple de Sylvain et ses compagnons étapes par étapes.
Merci Babelio et les éditions Audiolib pour ce partenariat.
Extrait : (début du livre)
LES IDÉES DE VOYAGE jaillissent au cours d’un précédent périple. L’imagination transporte le voyageur loin du guêpier où il s’est empêtré. Dans le désert du Néguev, on rêvera aux glen écossais ; sous la mousson, au Hoggar ; dans la face ouest des Drus, d’un week-end en Toscane. L’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur de ses actes. « Qu’est-ce que je fais là ? » est un titre de livre et la seule question qui vaille.
Cet été-là, nous frôlions chaque jour des icebergs plaintifs. Ils passaient tristes et seuls, surgissant du brouillard, glaçons dans le whisky du soir. Notre voilier, La Poule, voguait de fjord en fjord. La lumière de l’été, brouillée par la vapeur, allaitait jour et nuit les côtes de Baffin. Parfois, nous accostions au pied d’une paroi de six cents mètres plantée dans l’eau. Alors, déroulant nos cordes, nous nous lancions dans des escalades. Le granit était compact, il fallait pitonner ferme. Pour cela, nous avions Daniel Du Lac, le plus vaillant d’entre nous. Il était à l’aise pendu au-dessus de l’eau – davantage que sur le pont du bateau. En ouvrant la voie, il délogeait des blocs. Les rochers nous fusaient dans le dos et claquaient l’eau avec un bruit d’uppercut dans une mâchoire coupable.
Cédric Gras suivait, soulevé par cette vertu : l’indifférence. Moi, je redoutais de redescendre. À bord du bateau, l’atmosphère n’était pas gaie. Dans le carré, chacun lapait sa soupe en silence. Le capitaine nous parlait comme à des chiens et nous prenait, le soir, pour son auditoire. Il fallait subir ses hauts faits, l’entendre dérouler ses vues sur cette science dont il s’était fait le spécialiste : le naufrage. Il y a comme cela des napoléons du minuscule ; en général, ils finissent sur les bateaux, le seul endroit où ils peuvent régner sur des empires. Le sien mesurait dix-huit mètres.
Un soir, avec Gras, nous nous retrouvâmes sur le pont avant. Des baleines soupiraient à la proue du bateau, nageaient mollement, roulaient sur le côté : la vie des gros.
« Il faut renouer avec un vrai voyage, mon vieux. J’en ai marre de cette croisière de Mormons, dis-je.
— Un vrai voyage, c’est quoi ? dit-il.
— Une folie qui nous obsède, dis-je, nous emporte dans le mythe ; une dérive, un délire quoi, traversé d’Histoire, de géographie, irrigué de vodka, une glissade à la Kerouac, un truc qui nous laissera pantelants, le soir, en larmes sur le bord d’un fossé. Dans la fièvre…
— Ah ? fit-il.
— Oui. Cette année, en décembre, toi et moi, nous devons aller au Salon du livre de Moscou. Pourquoi ne pas revenir à Paris en side-car ? À bord d’une belle Oural de fabrication russe. Toi, tu seras au chaud dans le panier, tu pourras lire toute la journée. Moi, je piloterai. On part de la place Rouge, on enquille plein ouest vers Smolensk, Minsk et Varsovie. Et tu sais quoi ?
— Non, dit-il.
— Cette année ce sont les deux cents ans de la Retraite de Russie, dis-je.
— Pas possible ?
— Pourquoi ne pas faire offrande de ces quatre mille kilomètres aux soldats de Napoléon ? À leurs fantômes. À leur sacrifice. En France, tout le monde se fout des Grognards. Ils sont tous occupés avec le calendrier maya. Ils parlent de la “fin du monde” sans voir que le monde est déjà mort.
— Pas faux, dit Gras.
— C’est à nous de saluer la Grande Armée, dis-je. Il y a deux siècles, des mecs rêvaient d’autre chose que du haut débit. Ils étaient prêts à mourir pour voir scintiller les bulbes de Moscou.
— Mais ça a été une effroyable boucherie ! dit-il.
— Et après ? Ce sera un voyage de mémoire. On frôlera aussi quelques catastrophes, je te le promets.
— Alors d’accord. »
Il s’écoula un moment. Priscilla nous rejoignit à la proue. Elle était de tous nos voyages. Avec ses boîtiers photos, ses huiles essentielles et ses gestes de yogi. On la mit au courant du projet. Un soleil cyanosé rôdait à l’horizon. La mer était d’acier. La queue d’un grand rorqual barattait ce mercure. Soudain, Priscilla :
« Pourquoi répéter la Retraite exactement ?
À bâbord, une baleine expira une fleur de vapeur. Le nuage resta en suspens dans la clarté.
— Pour le panache, chérie, pour le panache. »
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