Checkpoint - Jean-Christophe Rufin
Gallimard - avril 2015 - 400 pages
Quatrième de couverture :
Maud, vingt et un ans, cache sa beauté et ses idéaux derrière de vilaines lunettes. Elle s'engage dans une ONG et se retrouve au volant d'un quinze tonnes sur les routes de la Bosnie en guerre. Les quatre hommes qui l'accompagnent dans ce convoi sont bien différents de l'image habituelle des volontaires humanitaires. Dans ce quotidien de machisme, Maud réussira malgré tout à se placer au centre du jeu. Un à un, ses compagnons vont lui révéler les blessures secrètes de leur existence. Et la véritable nature de leur chargement. A travers des personnages d'une force exceptionnelle, Jean-Christophe Rufin nous offre un puissant thriller psychologique. Et l'aventure de Maud éclaire un des dilemmes les plus fondamentaux de notre époque. A l'heure où la violence s'invite jusqu'au coeur de l'Europe, y a-t-il encore une place pour la neutralité bienveillante de l'action humanitaire ? Face à la souffrance, n'est il pas temps, désormais, de prendre les armes ?
Auteur : Pionnier du mouvement humanitaire des "French doctors», Jean-Christophe Rufin est l'auteur de romans désormais classiques : Rouge Brésil (prix Goncourt 2001), L'Abyssin, Le grand Cœur. Nombre de ses ouvrages (Katiba, Globalia, Immortelle randonnée) éclairent de façon prémonitoire le monde contemporain.
Mon avis : (lu en août 2015)
Avant de commencer ce roman, je vous conseille de lire la postface écrite par l'auteur. Ayant été lui-même un des "French doctors", il nous explique pourquoi il a écrit ce livre.
Cette histoire est un huis clos qui met en scène une femme et quatre hommes qui convoient dans deux camions, un chargement de premiers secours destiné à des habitants de Bosnie pendant la guerre de 1995.
Les cinq membres de cette équipe ont des personnalités et des motivations très différentes et pas toujours avouées pour participer à ce convoi humanitaire. Le lecteur va découvrir au fil du récit l'histoire de chacun et leurs idéaux... L'entente n'est pas là dans l'équipe et très rapidement des tentions vont apparaître. Jean-Christophe Rufin a construit cette histoire comme un suspense, l'atmosphère est lourde, quelques surprises et rebondissements sont présentes. Le récit et l'aventure est palpitante... Il nous invite à réfléchir sur le rôle de l'humanitaire aujourd'hui, est-il seulement là pour porter secours à des populations ? Doit-il seulement nourrir et soigner ?
J'ai dévoré Check-point comme un roman policier, je me suis attachée aux différents protagonistes, les descriptions des lieux traversés par le convoi m'ont fait voyager. Une très belle découverte.
Extrait : (début du livre)
Bosnie centrale, 1995
Marc arrêta le camion, sans explication.
— Passe-moi les jumelles.
Maud les tira de la boîte à gants et les lui tendit. Il sortit et se planta sur le bord de la route. Elle le vit scruter longuement l’horizon.
Forçant la douleur, elle parvint à s’asseoir et à essuyer la buée sur la fenêtre. D’où ils se trouvaient, on embrassait un vaste panorama et, s’il avait fait moins mauvais, on aurait peut-être pu voir jusqu’à l’Adriatique. Avec la neige qui tombait, on distinguait tout de même l’ensemble du haut plateau qu’ils avaient traversé. À l’œil nu, Maud ne voyait qu’une étendue blanche, à perte de vue. Tantôt la route plongeait dans des creux, tantôt elle reprenait de l’altitude. Ils s’étaient arrêtés sur un point haut. Vers le sud, les tours en ruine d’un château médiéval se découpaient sur le fond plombé d’un nuage de neige. Marc revint et lança les jumelles sur le tableau de bord. Il redémarra, plus tendu que jamais.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Ils sont passés.
Maud ne dit rien. Elle percevait de la rancune dans sa voix. Elle s’en voulait d’être blessée, de ne pas pouvoir conduire. Si, derrière, leurs poursuivants pouvaient se relayer au volant, Marc seul ne pourrait pas tenir le rythme. Il y pensait certainement et devait calculer les conséquences de leur échec : l’affrontement inévitable, le chargement découvert, la mort peut-être.
Maud essaya de bouger mais il n’y avait rien à espérer. Dès qu’elle tendait les bras, une douleur aiguë lui transperçait le dos, au point de lui donner envie de crier.
— On a combien de temps d’avance, tu crois ?
— Six heures à peine.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Il ne répondit pas et elle lui en voulut. Elle avait l’impression de ne compter pour rien. Il avait un air si hostile qu’elle ne put s’empêcher de penser à ses idées de la nuit. Dans l’action, il était seul. C’était le revers de sa force, la règle du jeu dans son monde.
Maud avait envie de pleurer et elle s’en fit le reproche.
Ils roulèrent silencieusement pendant près d’une heure. Soudain, Marc arrêta de nouveau le camion. Il ne donna aucune explication et, sans un mot, redescendit sur la route. Elle le vit d’abord s’accroupir devant la cabine et toucher le sol glacé. Puis il disparut à l’arrière. Quand il remonta, des flocons couvraient ses cheveux. Il neigeait dru maintenant et, en quelques instants, le pare-brise s’était couvert d’une pellicule blanche.
Déjà lu du même auteur :
L'Abyssin
Immortelle randonnée Compostelle malgré moi
Immortelle randonnée Compostelle malgré moi (audio livre)
Le grand Cœur
Le collier rouge
Venir au monde – Margaret Mazzantini
Robert Laffont - mars 2010 – 454 pages
traduit de l’italien par Nathalie Bauer
Quatrième de couverture :
"Il est écrit sur son passeport qu'il est né à Sarajevo. Il pense que cette ville est un no man's land où j'ai échoué par hasard, pour suivre un père qu'il n'a pas connu. Une seule fois, il m'a demandé comment il était né. Il était en neuvième, il fallait qu'il raconte sa naissance dans un devoir. Nous avons collé une photo de lui, bébé, sur une feuille cartonnée. "Qu'est-ce que j'écris, maman ?" [...] Puis j'ai vu son devoir affiché avec ceux des autres enfants sur le grand tableau scolaire de fin d'année. [...] J'ai fait face aux mots de mon fils, un gobelet d'orangeade à la main. Il avait décrit une naissance banale et douceâtre. Et cette banalité m'émouvait. Nous étions comme les autres - moi, une maman "très douce", et lui, un "nouveau-né joufflu". Notre histoire absurde se perdait parmi tous ces récits de naissances normales, aux rubans bleus et roses. Il avait inventé cela mieux que moi. Aussi maigre que son père, le visage pâle du citadin, tournant vers moi ses yeux paisibles de parfait complice, il m'a lancé : "Ça te plaît, maman ?" Une de mes larmes a coulé dans l'orangeade."
Auteur : Née à Dublin, fille d'une peintre irlandaise et d'un écrivain italien, Margaret Mazzantini a été révélée avec Ecoute-moi (2002), immense succès critique et public, traduit dans trente-deux pays et lauréat du prix Strega, le Goncourt italien. Venir au monde, salué par le prix Campiello, est son quatrième roman.
Mon avis : (lu en août 2010)
La couverture de ce livre est à la fois superbe et mystérieuse.
En 2008, Gemma reçoit un coup de téléphone de Bosnie pour l'inviter à une exposition de photos. Elle part à Sarajevo avec son fils Pietro âgé de 16 ans. C'est un retour sur le passé, c'est l'occasion pour Pietro de découvrir la ville où il est né et de d'aller sur les lieux où son père Diego, photographe, est mort sans vraiment le connaître.
En premier lieu, ce livre nous raconte l'histoire d'amour entre Diego et Gemma, ils se sont rencontrés à Sarajevo au cours des Jeux olympiques d’hiver de 1984 grâce Gojko, poète bosnien. A l'époque, Gemma était sur le point de se marier avec Fabio. Mais leur amour sera plus fort. Ils ont aussi un grand désir d'enfant, mais ce cheminement ne sera pas facile. En parallèle au destin de Diego et Gemma se mêle l'histoire de la ville de Sarajevo : la guerre, le siège, les snipers...
Le lecteur est plongé à la fois dans le cheminement pleins d'embûches de la maternité et dans le siège et la guerre de Sarajevo dont on a vu beaucoup d'images à la télévision mais la réalité est autrement féroce et injuste.
Ce livre est vraiment très fort et très bien écrit (et traduit). Les personnages sont terriblement attachants et l'histoire de Gemma, Diego et Pietro nous tient en haleine avec de nombreux rebondissements et une conclusion inattendue.
Ce livre m'a vraiment beaucoup émue, il faut le lire !
Extrait : (page 16)
Je vais dans la chambre de Pietro, j'ouvre les volets. D'un geste brusque, il remonte le drap sur sa tête. Je me plante à côté d'une momie.
Cette année, il a mué ; il a laissé ses os d'enfant, pour se transformer en un gros héron boiteux, qui ne maîtrise pas bien encore ses mouvements. Son regard est braqué au sol comme celui d'un chercheur d'or, il s'est mis à sortir sans dire au revoir, à manger debout devant le réfrigérateur. Au lycée, on l'a fait redoubler, il est devenu d'une stupidité désarmante, il n'a pas fourni le moindre effort, et ces derniers mois, au lieu de mettre les bouchées doubles, il s'est enfermé dans une arrogance ridicule. Je me retourne, agacée par son grognement hargneux qui ne s'adresse à moi que pour exiger, pour me reprendre. Qu'est devenue la petite voix plaintive qui m'a accompagnée pendant tant d'années ? Nous savions si bien parler ensemble, elle était comme accordée à la mienne.
A présent il me désole. Quand il dort, quand son visage est détendu, je me dis qu'à lui aussi, ce corps si aimable, dévoré depuis quelques mois par l'ogre de la puberté, doit manquer, et qu'il le cherche peut-être dans son sommeil. Que c'est pour cette raison qu'il ne veut pas se réveiller.
Je me penche, ôte le drap de sa tête, pose ma main sur ses cheveux ébouriffés. Il me repousse.
Il vit mal son redoublement. Maintenant que l'été est venu, il sort avec sa raquette de tennis et ses chaussures pointure 43, et revient furieux contre ses amis, en marmonnant qu'il ne veut plus les voir, parce qu'ils ne seront plus dans la même classe l'année prochaine, et qu'il lui semble qu'ils l'ont trahi.
« Il faut que je te parle. »
Il se redresse brusquement, torse nu.
« J'ai faim. »
Je lui parle donc à la cuisine, pendant qu'il étale du Nutella sur ses biscuits. Il se prépare de petits sandwiches qu'il avale d'une seule bouchée.
Il a la bouche sale, il a mis des miettes partout sur la table, il a mal ouvert et déchiré le paquet de biscuits.
Je ne dis rien, je ne peux pas le gronder en permanence. J'assiste en silence au banquet de mon fils, puis j'évoque le voyage.
Il secoue la tête.
« C'est hors de question, m'man. Vas-y toute seule.
- Tu sais, Sarajevo est une ville magnifique... »
Il sourit, joint les mains, les agite, me lance son habituel regard sympathique et rusé.
« Mais qu'est-ce que tu racontes, maman ! C'est pathétique, ce que tu dis. La Yougoslavie craint ! Tout le monde le sait. »
Je me raidis, croise les bras.
« On ne dis plus la Yougoslavie. »
Il avale un autre gâteau dégoulinant de Nutella. Il recueille les gouttes sur son doigt, et le lèche.
« C'est pareil.
- Ce n'est pas pareil. »
Je baisse le ton, je l'implore presque.
« Une semaine, Pietro, toi et moi... Ce sera sympa. »
Il pose les yeux sur moi, et pour la première fois me regarde vraiment.
« Je vois pas comment ça pourrait être sympa. Arrête, m'man...
- Nous irons sur la côte. La mer est sublime.
- Dans ce cas, allons en Sardaigne. »
Je me bats pour ne pas craquer, et voilà que cet imbécile me parle de la Sardaigne. Il se lève, s'étire, se retourne. Je contemple son dos, le duvet sur sa nuque.
« Vraiment, tu te moques de savoir où ton père est mort ? »
Il lâche sa tasse dans l'évier.
« Fait chier, m'man... »
Je le supplie, j'ai la voix d'une enfant, hésitante, incertaine, la voix qu'il avait quant il était petit.
« Pietro... Pietro.
- Quoi ? »
Je me lève à mon tour, renverse par mégarde le carton de lait.
« Comment ça, "quoi"? C'était ton père ! »
Il hausse les épaules, les yeux rivés au sol.
« Fait chier cette histoire. »
Cette histoire, c'est son histoire, notre histoire, mais il ne veut pas l'entendre. Quand il était petit, il était plus curieux, plus courageux, il posait davantage de questions. Il observait son père, jeune homme... cette photo de Diego sur le réfrigérateur, maintenue par un aimant, jaunie par les vapeurs de cuisine. Il se serrait contre moi, s'accrochait. En grandissant, il a cessé de m'interroger. Son univers s'est restreint à ses besoins, à son petit égoïsme. Il n'a pas envie de se compliquer la vie, ni les pensées. Pour lui, son père c'est Giuliano, c'est lui qui l'a accompagné à l'école, lui qui l'a amené chez le pédiatre. C'est lui qui lui a flanqué une gifle, un jour au bord de la mer, où il a plongé dans une eau trop peu profonde.