Jan Karski - Yannick Haenel
Gallimard – septembre 2009 - 186 pages
Prix Interallié 2009
Prix du roman Fnac 2009
Quatrième de couverture :
Varsovie, 1942. La Pologne est dévastée par les nazis et les Soviétiques. Jan Karski est un messager de la Résistance polonaise auprès du gouvernement en exil à Londres. Il rencontre deux hommes qui le font entrer clandestinement dans le ghetto, afin qu'il dise aux Alliés ce qu'il a vu, et qu'il les prévienne que les Juifs d'Europe sont en train d'être exterminés. Jan Karski traverse l'Europe en guerre, alerte les Anglais, et rencontre le président Roosevelt en Amérique. Trente-cinq ans plus tard, il raconte sa mission de l'époque dans Shoah, le grand film de Claude Lanzmann. Mais pourquoi les Alliés ont-ils laissé faire l'extermination des Juifs d'Europe ? Ce livre, avec les moyens du documentaire, puis de la fiction, raconte la vie de cet aventurier qui fut aussi un Juste.
Auteur : Yannick Haenel, romancier, essayiste né en 1967, a cofondé avec François Meyronnis la revue «Ligne de risque» en 1997. Il est l’auteur d’«Évoluer parmi les avalanches» (2003) et de «Cercle» (2007), prix Décembre et prix Roger-Nimier.
Mon avis : (lu en décembre 2009)
Comme nous le précise la note de l’auteur au début du livre, ce « roman » se divise en trois parties. La première partie est une description de l'entretien avec Claude Lanzmann lors du film Shoah, nous découvrons Jan Karski 30 ans après la guerre. La seconde partie est un résumé du livre «Story of a Secret State» écrit par Jan Karski durant la guerre et paru aux États-Unis en novembre 1944, il a été traduit plus tard en français sous le titre de « Mon témoignage devant le monde ». La troisième partie est le roman à proprement dit puisque l’auteur imagine, à partir de documents, la vie de Jan Karski à partir du 28 juillet 1944, le jour où Jan Karski a pu rencontrer le président Roosevelt et lui délivrer le message de la Résistance polonaise à propos de l'extermination organisée des Juifs d'Europe. Après cette rencontre, Jan Karski a compris que les Alliés ne feraient rien pour arrêter cela. Il avait transmis le message des deux leaders juifs du ghetto de Varsovie au monde libre et cela n'a pas ébranlé la conscience du monde. Jan Karski va vivre cela comme un échec. Et il finit par se murer dans le silence. Jusqu'à son témoignage dans le film « Shoah » (et la boucle du livre est bouclée...)
Ce livre est un très beau récit sur l'histoire de ce Juste qu'est Jan Karski. Je ne connaissais pas son histoire, j'ai déjà vu deux fois le film «Shoah» de Claude Lanzmann mais je n'avais pas retenu spécialement son témoignage pourtant si fort. Les premières pages le décrivent : un homme face à la caméra, il commence à parler, mais sa voix se brise, un homme qui veut se taire et qui finalement parvient à réciter le message dont il est porteur depuis plus de trente-cinq ans.
Ce livre est vraiment émouvant et il nous amène à réfléchir sur la responsabilité du monde face à la «Shoah». La vie de Jan Karski est riche en évènements, et après avoir vu la série «Apocalypse» à la télévision, je comprends mieux la guerre qu'il a vécu du côté Polonais.
La dernière partie qui est un monologue intérieur et la grande solitude de Jan Karski suite à son "échec" m'a un peu dérangée car je ne pouvais pas distinguer ce qui était fiction et ce qui était réalité.
Même si le sujet est difficile et triste, le livre se lit vraiment facilement et on y apprend beaucoup sur l'Histoire de la Seconde Guerre Mondiale. Je vous encourage beaucoup à découvrir Jan Karski à travers ce livre.
Jan Kozielewski, né en 1914 à Lodz, en Pologne, est mort en 2000 à Washington sous le nom de Jan Karski, son pseudonyme dans la Résistance polonaise. Il rejoint la Résistance après l'invasion allemande en septembre 1939 et son évasion d'un camp de Soviétiques. De janvier 1940 à août 1942, Karski sera l'émissaire de la Résistance auprès du gouvernement polonais en exil à Angers puis à Londres. Il traverse de nombreuses frontières. En mai 1940, il est arrêté et torturé par la Gestapo, la Résistance réussie à le faire évader. Fin août 1942, Jan Karski va rencontrer deux chefs de la résistance juive de Varsovie qui lui demandent de transmettre aux Alliés et aux responsables juifs du monde entier le message suivant : "Leur peuple se meurt. Il n'y aura plus de Juifs." Avec l'aide de ces hommes, Jan Karski entrera deux fois dans le ghetto de Varsovie, puis dans un camp d'extermination. L'horreur qu'il y découvre est inimaginable. Alors, Karski n'a plus qu'une idée : transmettre le message qui lui a été confié. A Londres, à Washington, à New York, les plus hauts responsables politiques, notamment le président Roosevelt, les dignitaires des communautés juives l'écoutent, sans vraiment le croire. Karski comprend vite que le sort de la Pologne et des juifs d'Europe n'intéresse personne. En 1944, réfugié à New-York, Jan Karski dicte son livre et raconte ce qu'il a vu. Son livre aura du succès, mais rien ne change. «Mes paroles avaient échoué à transmettre le message, mon livre aussi.». Dès lors, Jan Karski se taira, il deviendra enseignant dans une université américaine. En 1978, il accepte de sortir de son silence dans un entretien avec Claude Lanzmann pour le film «Shoah». Le nom de Jan Karski figure désormais parmi ceux des Justes des nations, au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem.
Dans la troisième partie, l’auteur nous décrit le choc ressenti par le héros à la vue du Cavalier polonais de Rembrandt, un jour en visitant la Frick Collection à New York “A tous les moments décisifs de ma vie, je suis allé voir Le Cavalier polonais. A chaque fois il m’a fait du bien. Car la plupart du temps, il m’est impossible de penser. Depuis 1945, je ne fais que penser, et en même temps je n’arrive pas à penser : la nuit blanche envahit ma tête, c’est elle qui pense.”
“Le cavalier polonais”, 1655, huile sur bois, 117 x 135 cm, de Rembrandt, Frick Collection New York
Extrait : (début du livre)
C'est dans Shoah de Claude Lanzmann. Vers la fin du film, un homme essaye de parler, mais n'y arrive pas. Il a la soixantaine et s'exprime en anglais ; il est grand, maigre, et porte un élégant costume gris-bleu. Le premier mot qu'il prononce est : « Now » (Maintenant). Il dit : « Je retourne trente-cinq ans en arrière », puis tout de suite il panique, reprend son souffle, ses mains s'agitent : « Non, je ne retourne pas... non... non...» Il sanglote, se cache le visage, brusquement se lève et sort du champ. La place est vide, on ne voit plus que des rayonnages de livres, un divan, des plantes. L'homme a disparu. La caméra le cherche : il est au bout d'un couloir, penché sur un lavabo, il se passe de l'eau sur le visage. Tandis qu'il revient à sa place, son nom apparaît à l'écran : « JAN KARSKI (USA) ». Et puis, au moment où il s'assied : « Ancien courrier du gouvernement polonais en exil.» Ses yeux sont très bleus, baignés de larmes, sa bouche est humide. « Je suis prêt », dit-il. Il commence à parler au passé, au passé simple même - comme dans un livre : « Au milieu de l'année 1942, je décidai de reprendre ma mission d'agent entre la Résistance polonaise et le gouvernement polonais en exil, à Londres.» Cette manière de commencer le récit le protège de l'émotion : on se croirait au début de Dante, mais aussi dans un roman d'espionnage. Il explique que les leaders juifs, à Varsovie, ont été avertis de son départ pour Londres, et qu'une rencontre a été organisée « hors du ghetto », dit-il. On comprend tout de suite que c'est de ça qu'il va parler : du ghetto de Varsovie. Il dit qu'ils étaient deux : l'un responsable du Bund, c'est-à-dire du Parti socialiste juif, l'autre responsable sioniste. Il ne dit pas les noms, il ne dit pas où a lieu la rencontre. Ses phrases sont courtes, directes, entourées de silence. Il dit qu'il n'était pas préparé à cette rencontre. Qu'à l'époque il était très isolé par son travail en Pologne. Qu'il était peu informé. Chacune de ses paroles garde trace de cet empêchement qu'il a eu au début, lorsqu'il est sorti du champ. On dirait même qu'elles sont fidèles à l'impossibilité de parler. Jan Karski ne peut pas occuper cette place de témoin à laquelle on l'assigne, et pourtant il l'occupe, qu'il le veuille ou non. Sa parole s'est brisée d'entrée de jeu parce que, précisément, ce qu'il a à dire ne peut se dire qu'à travers une parole brisée. De nouveau, Jan Karski dit : « Now » : « Maintenant, comment vous raconter ? » Pour se persuader qu'il est bien vivant, qu'il est hors d'atteinte, il rectifie à nouveau sa première phrase : « Je ne reviens pas en arrière. » C'est une phrase qu'il va répéter souvent pendant l'entretien : « Je ne retourne pas à mes souvenirs. Je suis ici. Même maintenant je ne veux pas... » Il voudrait se prémunir contre ses propres paroles, contre ce qu'elles vont révéler. Il ne veut pas que ses paroles l'exposent une fois de plus à l'objet de son récit ; il ne veut pas revivre ça. C'est pourquoi il insiste tant sur la distance : « Je n'en étais pas, dira-t-il. Je n'appartenais pas à cela. » Jan Karski dit que les deux hommes lui décrivent « ce qui arrivait aux Juifs. »