Et je prendrai tout ce qu'il y a à prendre - Céline Lapertot
Viviane Hamy - janvier 2014 - 187 pages
Quatrième de couverture :
Quand la souffrance dépasse l'entendement, ne reste qu'une solution : tuer pour exister. Charlotte a tenu le choc. Elle a gardé le silence, jusqu'au jour... Voici l'histoire d'une inhumanité honteuse, intime, impossible à dire. Dans une lettre adressée au juge devant lequel elle répondra de ses actes, Charlotte, Antigone moderne et fragile, pousse le cri qui la libérera... peut-être.
Auteur : Céline Lapertot est professeur de français. Elle a 27 ans et n'a pas cessé d'écrire depuis l'âge de neuf ans. Et je prendrai... bouleverse son lecteur par la tension dramatique qui en émane et par la justesse des émotions qu'il exprime.
Mon avis : (lu en juillet 2014)
Un livre coup de poing... Je le savais, ayant entendu parler du livre à la Grande Librairie (rubrique : Choix des libraires), mais malgré cela, j'ai été cueillie...
« Je suis ce que j’ai fait. J’ai dix-sept ans, et j’ai tué. », voici ce qu'écrit Charlotte au début de la longue lettre qu'elle destine au juge et où elle raconte son parcours.
Cette adolescente vit un cauchemar depuis 10 ans. A l'âge de 7 ans, elle a osé défier du regard son père qui s'en prenait comme toujours à sa mère devenue résignée et soumise. La sanction tombe : elle ne dormira plus jamais dans sa jolie chambre mais dans la cave humide et froide en compagnie des sacs de pommes de terre, des souris.
Lorsque ses grands-parents viennent à la maison, ils ne voient rien. Ni la souffrance de la mère qui laisse le père s'en prendre à elle-même et à Charlotte... Ni le regard plein de peur de Charlotte qui espère pourtant pouvoir être sauvé.
Ce que Charlotte vit est indicible, aux questions d'un professeur, de la CPE ou de l'assistante sociale, elle n'a qu'une réponse : le silence. Elle n'arrive pas à mettre des mots sur ce qu'elle vit au fond de sa cave.
C'est donc sa confession manuscrite que le lecteur découvre, elle raconte années par années son martyre et l'auteur dans un style fluide et efficace arririve à donner une certaine tension à ce récit bouleversant. Sans pathos, elle évoque la maltraitance, le lecteur est pris d'empathie pour Charlotte qui pourtant se décrit sans concession. Surprenant et bouleversant.
Extrait : (début du livre)
J’ai dix-sept ans.
Je m’appelle Charlotte.
Je suis ce qu’on appelle communément une adolescente, mais il y a un contraste saisissant entre la juvénilité de mes traits et l’absence de candeur qu’exprime ma perception de la vie. Je connais le néant, l’obscurité, j’ai vu ce que la vie a de plus sombre. Pourtant, mes jambes me portent encore, solides sur cette terre dont j’ai été trop longtemps maintenue éloignée. Les gens
ont évolué sans moi pendant dix ans ; il faudra dorénavant compter avec moi.
J’écris parce que d’ici quelques jours tout le monde s’intéressera à moi. À mon histoire. À mes failles. À mes silences. J’écris parce que nul n’échappe aux mots. Ils sont aussi puissants que ma main armée lorsqu’elle a frappé. Mes mots sont tout ce qu’il me reste après ma bataille. Ils sont mon atout, ma passerelle vers la lumière.
J’écris ce que je suis.
Je mesure exactement un mètre soixante-quatre et je me targue d’être plus grande que ma mère – une petite femme éternellement confinée dans son obscurité. Mon physique est banal, sans particularité, et je ne crois pas avoir un jour allumé la moindre flamme dans le regard des garçons que je côtoyais. Je n’ai jamais eu le droit de les fréquenter, ces jeunes mâles attirés par un pulpeux que je ne possède pas. Un seul. Un seul d’entre eux et ce fut ma condamnation.
Ou ma libération.
Ma poitrine est plate. Elle n’inspire pas la confiance qu’inspirent les rondeurs. J’ai la maigreur des jeunes filles qui ignorent encore que la nourriture n’est pas uniquement constituée d’idées et de littérature. Il ne m’appartient pas d’épiloguer sur ma beauté, mais je devine la pâleur de mes poignets sous mon pull trop large, ma peau ternie par le manque de lumière qui baigne mon intérieur. J’étais noiraude et insignifi ante, jusque dans ma façon de déambuler. J’étais une ombre qui se mouvait le long des couloirs du lycée. Une ombre parmi d’autres ombres qu’on ne remarquera jamais. Je suis une carpe qui a conscience d’être une carpe. Et je désire pardessus tout m’échapper du bassin où je surnage.
J’écoute mes camarades parler de leurs petits problèmes existentiels mais tout le mépris qu’ils m’inspirent ne franchit jamais les portes de mon âme. Ils sont trop occupés, mes camarades lycéens de dix-sept ans, à s’observer le nombril. Trop occupés à s’extasier devant la vigueur de leurs muscles et à toucher le grain si doux de leur peau pour percevoir, que dis-je, entrapercevoir, immobiles dans leur petite bulle au confort étriqué, ce qu’a été l’enfer de mon existence.
Ils vivent leur vie d’adolescents, voilà tout. Cette vie qui n’est pas la mienne. Ce paradoxe d’un âge où nous sommes à la fois puérils et lucides. Ces dix-sept ans qui font de nous des êtres capables de sentir le monde – ses failles et ses grandeurs – mais qui nous offrent encore la possibilité de garder un pied dans l’enfance.
Sauf que je ne suis pas ainsi.
J’ai dix-sept ans, et j’ai tué.
Challenge Petit Bac 2014
"Verbe" (10)