Le liseur du 6h27 - Jean-Paul Didierlaurent
Lu en partenariat avec Au Diable Vauvert
Au Diable Vauvert - mai 2014 - 217 pages
Quatrième de couverture :
"Peu importait le fond pour Guylain. Seul l'acte de lire revêtait de l'importance à ses yeux. Il débitait les textes avec une même application acharnée. Et à chaque fois, la magie opérait. Les mots en quittant ses lèvres emportaient avec eux un peu de cet écoeurement qui l'étouffait à l'approche de l'usine". Guylain Vignolles est préposé au pilon et mène une existence maussade et solitaire, rythmée par ses allers-retours quotidiens à l'usine.
Chaque matin en allant travailler, comme pour se laver des livres broyés, il lit à voix haute dans le RER de 6h27 les quelques feuillets qu'il a sauvé la veille des dents de fer de la Zerstor 500, le mastodonte mécanique dont il est le servant. Un jour, Guylain découvre les textes d'une mystérieuse inconnue qui vont changer le cours de sa vie... Dans une couleur évoquant le cinéma de Jean-Pierre Jeunet ou la plume ouvrière de Jean Meckert, Jean-Paul Didierlaurent signe un premier roman qui nous dévoile l'univers d'un écrivain singulier, plein de chaleur et de poésie, où les personnages les plus anodins sont loufoques et extraordinaires d'humanité, et la littérature le remède à la monotonie quotidienne.
Auteur : Jean-Paul Didierlaurent habite dans les Vosges. Nouvelliste exceptionnel lauréat de nombreux concours, trois fois finaliste et deux fois lauréat du Prix Hemingway, Le Liseur du 6h27 est son premier roman.
Mon avis : (lu en juin 2014)
Ce livre est une très belle surprise. Je l'ai découvert lors du passage de l'auteur à La Grande Librairie et la couverture ne pouvait que me parler... Cette banquette n'évoque pas pour moi le RER mais les "petits gris" qui roulaient encore il y a deux ans sur certaines lignes Transiliennes... Le liseur du 6h27 s'appelle Guylain Vignolles, il souffre de ce nom et prénom qui prête à rire. Il travaille dans la Société de traitement et de recyclage naturel (STERN), il a la responsabilité de la terrible machine Zerstor 500. Guylain la nomme "la Chose", elle est destinée à « broyer, aplatir, piler, écrabouiller, déchirer, hacher, lacérer, déchiqueter, malaxer, pétrir, ébouillanter. » Cette machine sert à passer au pilon les produits de l'édition invendus. Guylain supporte de moins en moins son métier, sa seule satisfaction consiste à voler à la machine chaque jour quelques pages non encore digérées. Ses pages sauvées du massacre, qu'il nomme "les peaux vives", il les place entre des buvards pour les sécher. Le lendemain dans le RER de 6h27, comme d'habitude, il les lira à haute voix aux passagers de la rame. Cette vie "métro - boulot - dodo" va sortir de sa monotonie lorsqu'un matin Guylain trouve un clé usb dans le RER...
Une jolie histoire touchante et pleine d'humanité. Guylain est un personnage très attachant tout comme son ancien collègue Giuseppe victime de "la Chose", le gardien de l'usine Yvon qui ne parle qu'en alexandrins, les soeurs Delâtre qui prennent le RER de 6h27 spécialement pour écouter les lectures de Guylain...
C'est le genre de lecture qui fait du bien. C'est beau, c'est émouvant !
Note : ♥♥♥♥♥
Extrait : (début du livre)
Certains naissent sourds, muets ou aveugles. D’autres poussent leur premier cri affublés d’un strabisme disgracieux, d’un bec de lièvre ou d’une vilaine tache de vin au milieu de la figure. Il arrive que d’autres encore viennent au monde avec un pied bot, voire un membre déjà mort avant même d’avoir vécu. Guylain Vignolles, lui, était entré dans la vie avec pour tout fardeau la contrepèterie malheureuse qu’offrait le mariage de son patronyme avec son prénom : Vilain Guignol, un mauvais jeu de mots qui avait retenti à ses oreilles dès ses premiers pas dans l’existence pour ne plus le quitter.
Ses parents avaient ignoré les prénoms du calendrier des Postes de cette année 1976 pour porter leur choix sur ce « Guylain » venu de nulle part, sans même penser un seul instant aux conséquences désastreuses de leur acte. Étonnamment et bien que la curiosité fut souvent forte, il n’avait jamais osé demander le pourquoi de ce choix. Peur de mettre dans l’embarras peut-être. Peur aussi sûrement que la banalité de la réponse ne le laissât sur sa faim. Il se plaisait parfois à imaginer ce qu’aurait pu être sa vie s’il s’était prénommé Lucas, Xavier ou Hugo. Même un Ghislain aurait suffi à son bonheur. Ghislain Vignolles, un vrai nom dans lequel il aurait pu se construire, le corps et l’esprit bien à l’abri derrière quatre syllabes inoffensives. Au lieu de cela, il lui avait fallu traverser son enfance avec, accrochée à ses basques, la contrepèterie assassine : Vilain Guignol. En trente-six ans d’existence, il avait fini par apprendre à se faire oublier, à devenir invisible pour ne plus déclencher les rires et les railleries qui ne manquaient pas de fuser dès lors qu’on l’avait repéré. N’être ni beau, ni laid, ni gros, ni maigre. Juste une vague silhouette entraperçue en bordure du champ de vision. Se fondre dans le paysage jusqu’à se renier soi-même pour rester un ailleurs jamais visité. Pendant toutes ces années, Guylain Vignolles avait passé son temps à ne plus exister tout simplement, sauf ici, sur ce quai de gare sinistre qu’il foulait tous les matins de la semaine. Tous les jours à la même heure, il y attendait son RER, les deux pieds posés sur la ligne blanche qui délimitait la zone à ne pas franchir au risque de tomber sur la voie. Cette ligne insignifiante tracée sur le béton possédait l’étrange faculté de l’apaiser. Ici, les odeurs de charnier qui flottaient perpétuellement dans sa tête s’évaporaient comme par magie. Et pendant les quelques minutes qui le séparaient de l’arrivée de la rame, il la piétinait comme pour se fondre en elle, bien conscient qu’il ne s’agissait là que d’un sursis illusoire, que le seul moyen de fuir la barbarie qui l’attendait là-bas, derrière l’horizon, aurait été de quitter cette ligne sur laquelle il se dandinait bêtement d’un pied sur l’autre et de rentrer chez lui. Oui, il aurait suffi de renoncer, tout simplement, de retrouver son lit et de se lover dans l’empreinte encore tiède que son corps avait laissé pendant la nuit. Dormir pour fuir. Mais au final, le jeune homme se résignait toujours à rester sur la ligne blanche, à écouter la petite foule des habitués s’agglutiner derrière lui tandis que les regards se déposaient sur sa nuque en une légère brûlure qui venait lui rappeler qu’il était encore vivant. Au fil des ans, les autres usagers avaient fini par faire preuve envers lui de ce genre de respect indulgent que l’on réserve aux doux dingues. Guylain était une respiration qui, durant les vingt minutes que durait le voyage, les arrachait pour un temps à la monotonie des jours.
Challenge Petit Bac 2014
"Moment/Temps" (9)