Réparer les vivants - Maylis de Kerangal
Verticales - janvier 2014 - 288 pages
Grand Prix RTL-Lire 2014
Roman des étudiants France Culture - Télérama 2014
Quatrième de couverture :
« Le coeur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps.»
Réparer les vivants est le roman d'une transplantation cardiaque. Telle une chanson de gestes, il tisse les présences et les espaces, les voix et les actes qui vont se relayer en vingt-quatre heures exactement. Roman de tension et de patience, d'accélérations paniques et de pauses méditatives, il trace une aventure métaphysique, à la fois collective et intime, où le coeur, au-delà de sa fonction organique, demeure le siège des affects et le symbole de l'amour.
Auteur : Maylis de Kerangal est l’auteur de Je marche sous un ciel de traîne (2000), La vie voyageuse (2003) et Corniche Kennedy et d’un recueil de nouvelles, Ni fleurs ni couronnes (2006). Elle a conçu une fiction en hommage à Kate Bush et Blondie, Dans les rapides (2007). Elle est par ailleurs membre de la revue Inculte. Naissance d’un pont a été couronné par le Prix Médicis en 2010.
Mon avis : (lu en avril 2014)
Un livre qui aborde un sujet difficile : du don d'organe vu durant 24 heures. Cela commence avec Simon, jeune surfer de 19 ans, accidenté de la route et transporté à l'hôpital dans un état très grave. Nous suivons le diagnostic des médecins, l'annonce de l'accident à la famille de Simon, l'accueil des parents à l'hôpital, l'infirmière qui s'occupe de Simon, puis l'état du jeune homme empire : coma dépassé et mort cérébrale... Avec délicatesse et douceur, le médecin informe les parents de la mort de leur fils, c'est évidemment un choc indescriptible pour une mère et un père ! Quelques temps plus tard, l'infirmier coordonnateur est là présent auprès de la famille pour les aider, les soutenir dans cette douleur indicible mais également pour leur parler du don d'organe... Difficile de réfléchir à "chaud" au don d'organe, d'accepter que les organes de son enfant qui vient tout juste de mourir soient prélevés... A la fin de la chaîne, il y a Claire, 50 ans, qui attend une greffe du cœur.
Voilà un livre très fort qui décrit très bien toutes les étapes de ce cœur, c'est également l'occasion de réfléchir "à froid" au don d'organe. Un vrai coup de cœur !
Autres avis : Cathulu, Clara, Gambadou, Kathel, Valérie
Note : ♥♥♥♥♥
Extrait : (début du livre)
Ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce cœur humain, depuis que sa cadence s’est accélérée à l’instant de la naissance quand d’autres cœurs au-dehors accéléraient de même, saluant l’événement, ce qu’est ce cœur, ce qui l’a fait bondir, vomir, grossir, valser léger comme une plume ou peser comme une pierre, ce qui l’a étourdi, ce qui l’a fait fondre – l’amour ; ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce qu’il a filtré, enregistré, archivé, boîte noire d’un corps de vingt ans, personne ne le sait au juste, seule une image en mouvement créée par ultrason pourrait en renvoyer l’écho, en faire voir la joie qui dilate et la tristesse qui resserre, seul le tracé papier d’un électrocardiogramme déroulé depuis le commencement pourrait en signer la forme, en décrire la dépense et l’effort, l’émotion qui précipite, l’énergie prodiguée pour se comprimer près de cent mille fois par jour et faire circuler chaque minute jusqu’à cinq litres de sang, oui, seule cette ligne-là pourrait en donner un récit, en profiler la vie, vie de flux et de reflux, vie de vannes et de clapets, vie de pulsations, quand le cœur de Simon Limbres, ce cœur humain, lui, échappe aux machines, nul ne saurait prétendre le connaître, et cette nuit-là, nuit sans étoiles, alors qu’il gelait à pierre fendre sur l’estuaire et le pays de Caux, alors qu’une houle sans reflets roulait le long des falaises, alors que le plateau continental reculait, dévoilant ses rayures géologiques, il faisait entendre le rythme régulier d’un organe qui se repose, d’un muscle qui lentement se recharge – un pouls probablement inférieur à cinquante battements par minute – quand l’alarme d’un portable s’est déclenchée au pied d’un lit étroit, l’écho d’un sonar inscrivant en bâtonnets luminescents sur l’écran tactile les chiffres 05:50, et quand soudain tout s’est emballé.
Cette nuit-là donc, une camionnette freine sur un parking désert, s’immobilise de travers, les portières avant claquent tandis que coulisse une ouverture latérale, trois silhouettes surgissent, trois ombres découpées sur l’obscurité et saisies par le froid – février glacial, rhinite liquide, dormir habillé –, des garçons semble-t-il, qui zippent leur blouson jusqu’au menton, déroulent leur bonnet au ras des cils, glissent sous la laine polaire le haut charnu de leurs oreilles et, soufflant dans leur mains jointes
en cornet, vont s’orienter face à la mer, laquelle n’est encore que du bruit à cette heure, du bruit et du noir.
Des garçons, ça se voit maintenant. Ils se sont alignés derrière le muret qui sépare le parking de la plage, piétinent et respirent fort, narines douloureuses à force de tuyauter l’iode et le froid, et ils sondent cette étendue obscure où il n’est nul tempo, hormis le fracas de la vague qui explose, ce vacarme qui force dans l’écroulement final, scrutent ce qui gronde au-devant d’eux, cette clameur dingue où il n’est rien sur quoi poser le regard, rien, hormis peut-être la lisière blanchâtre, mousseuse, milliards d’atomes catapultés les uns contre les autres dans un halo phosphorescent, et assommés par l’hiver au sortir du camion, étourdis par la nuit marine, les trois garçons maintenant se ressaisissent, règlent leur vision, leur écoute, évaluent ce qui les attend, le swell, jaugent la houle à l’oreille, estiment son indice de déferlement, son coeffi cient de profondeur, et se souviennent que les vagues formées au large progressent toujours plus vite que les bateaux les plus rapides.
C’est bon, l’un des trois garçons a murmuré d’une voix douce, on va se faire une bonne session, les deux autres ont souri, après quoi tous trois ont reculé ensemble, lentement, raclant le sol de leurs semelles et tournant sur eux-mêmes, des tigres, ils ont levé les yeux pour creuser la nuit au fond du bourg, la nuit close encore en arrière des falaises, et alors celui qui a parlé a regardé sa montre, encore un quart d’heure les mecs, et ils sont remontés dans le camion attendre l’aube nautique.
Challenge Petit Bac 2014
"Verbe" (8)
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