Chaleur du sang – Irène Némirovsky
Editions Denoël - mars 2007 - 155 pages
Présentation de l'éditeur
Dans un hameau du centre de la France, au début des années 1930, un vieil homme se souvient. Après avoir beaucoup voyagé dans sa jeunesse, Silvio se tient à l'écart, observant la comédie humaine des campagnes, le cours tranquille des vies paysannes brusquement secoué par la mort et les passions amoureuses.
Devant lui, François et Hélène Érard racontent leur première et fugitive rencontre, le mariage d'Hélène avec un vieux et riche propriétaire, son veuvage, son attente, leurs retrouvailles. Lorsque leur fille Colette épouse Jean Dorin, la voie d'un bonheur tranquille semble tracée. Mais quelques mois plus tard, c'est le drame. La noyade de Jean vient détruire la fausse quiétude de ce milieu provincial. L'un après l'autre, les lourds secrets qui unissent malgré eux les protagonistes de cette intrigue vont resurgir dans le récit de Silvio, jusqu'à une ultime et troublante révélation...
Situé dans le village même où Irène Némirovsky écrira Suite française, mais entrepris dès 1937, ce drame familial conduit comme une enquête policière raconte la tempête des pulsions dans le vase clos d'une société trop lisse. Complet et totalement inédit, ce nouveau roman d'Irène Némirovsky refait surface près de soixante-dix ans après sa composition.
Biographie de l'auteur
D'origine juive ukrainienne, Irène Némirovsky, née en 1903 à Kiev, connaît le succès dès son premier roman, David Golder (1929), puis avec Le Bal (1930). Après l'exode, elle se réfugie dans un village du Morvan avant d'être arrêtée par les gendarmes français puis assassinée à Auschwitz pendant l'été 1942. Son dernier roman, Suite française, a obtenu le prix Renaudot en 2004.
Mon avis :
Ce court roman est très bien écrit avec un style épurée et limpide. Dès les premières pages, on ressent l'atmosphère de la campagne.
L'histoire se situe dans le village même où Irène Némirovsky écrira Suite française, et où elle a vécu ses derniers mois, avant d'être déportée en 1942...
Le narrateur Silvio est un vieil homme, un peu bougon et solitaire. Ce roman met en évidence les relations difficiles des membres d'une famille dans les années 30. Les secrets, les non-dits qui mènent à l'oubli, à la tranquillité ou à la tragédie.
Extrait :
« Colette s'est mariée le 30 novembre à midi. Un grand repas suivi d'un bal réunissait la famille. Je suis rentré au matin, par la forêt de la Maie dont les chemins en cette saison sont couverts d'un si épais tapis de feuilles et d'une si profonde couche de boue qu'on avance avec peine, comme dans un marécage. J'étais resté très tard chez mes cousins. J'attendais : il y avait quelqu'un que je voulais voir danser... Moulin-Neuf est voisin de Coudray où habitait autrefois Cécile, la demi-soeur d'Hélène ; elle est morte, mais elle a laissé Coudray à son héritière, sa pupille, une enfant qu'elle avait recueillie et qui est mariée maintenant ; elle s'appelle Brigitte Declos. Je me doutais bien que Coudray et le Moulin-Neuf devaient vivre en termes de bon voisinage, et que je verrais apparaître cette jeune femme. En effet, elle ne manqua pas de venir.
Elle est grande et très belle, avec un air de hardiesse, de force et de santé. Elle a des yeux verts et des cheveux noirs. Elle a vingt-quatre ans. Elle portait une courte robe noire. Seule de toutes les femmes qui étaient là, elle ne s'était pas endimanchée pour aller à cette noce. J'eus même l'impression qu'elle s'était habillée si simplement exprès, pour marquer le dédain qu'elle éprouve envers la méfiante province : on la tient à l'écart. Tout le monde sait qu'elle n'est qu'une fille adoptée, rien de mieux au fond que ces gamines de l'Assistance employées dans nos fermes. De plus, elle a épousé un homme qui est presque un paysan, vieux, avare et rusé ; il possède les plus beaux domaines de la région, mais il ne parle que patois et mène lui-même ses vaches aux champs. Elle doit s'entendre à faire valser ses sous : la robe était de Paris, et elle a plusieurs bagues ornées de gros diamants. Je connais bien le mari : c'est lui qui a racheté petit à petit tout mon maigre héritage. Les dimanches, je le rencontre parfois dans les chemins. Il a mis des souliers, une casquette ; il s'est rasé et il vient contempler les prés que je lui ai cédés, où paissent maintenant ses bêtes. Il s'accoude à la barrière ; il plante en terre le gros bâton noueux dont il ne se sépare jamais ; il appuie son menton sur ses deux grandes et fortes mains, et, droit devant lui, il regarde. Moi, je passe. Je me promène avec mon chien, ou je chasse ; je rentre à la nuit tombante, et il est toujours là ; il n'a pas plus bougé qu'une borne ; il a contemplé son bien ; il est heureux. Sa jeune femme ne vient jamais de mon côté, et j'avais envie de la voir. Je m'étais informé d'elle auprès de Jean Dorin :
- Vous la connaissez donc ? demanda-t-il. Nous sommes voisins et le mari est un de mes clients. Je les inviterai à mon mariage et il nous faudra les recevoir, mais je ne voudrais pas qu'elle se lie avec Colette. Je n'aime pas ses façons libres avec les hommes. »