traduit de l'anglais (États-Unis) par Florence Hertz
France Loisirs – 2008 - 473 pages
Résumé : Alors que l'étau se resserre autour de Cyrla, la jeune fille, à moitié Juive, n'a qu'un moyen d'échapper à la menace : endosser l'identité de sa cousine décédée après une tentative ratée d'avortement. Pourtant, le danger est colossal, car cela signifie faire confiance au soldat allemand qui a mis sa cousine enceinte et gagner le Lebensborn dans lequel celle-ci est inscrite. Pour survivre, il lui faudra se réfugier dans le sein même de l'ennemi...
Auteure de plusieurs publications destinées à la jeunesse, Sara Young a longtemps publié sous le nom de plume de Sara Pennypaker. Avec son dernier ouvrage Dans le berceau de l'ennemi, elle s'attaque à un genre qu'elle n'a encore jamais exploité, celui de roman d'amour sur fond historique. Un style qu'elle manie déjà à merveille et qui séduit un lectorat très vaste.
Mon avis : (lu en avril 2009)
Une histoire belle et émouvante un mélange de fiction et d'Histoire. En effet, ce livre nous entraine au cœur des Lebensborn (source ou fontaine de vie), organisation SS fondé en 1935 par Himmler.
Ce sont des foyers maternels dans lesquels étaient suivies les jeunes femmes enceintes, « valables d’un point de vue racial », afin de repeupler la nation et de lui donner de futurs soldats. Ensuite, les enfants étaient confié à l’adoption dans des familles allemandes, ou s'ils ne sont pas « conformes » ils étaient purement et simplement éliminés. C'est l'histoire de Cyrla moitié juive qui pour sauver sa vie va se réfugier dans un Lebensborn sous l'identité de sa cousine décédée suite à un avortement.
On va suivre la grossesse de Cyrla-Anneke au sein du Lebensborn et tous les sentiments qui l'envahisse : la peur et la détresse. Elle va rencontrer d'autres futurs mamans : des fanatiques, des résignées... Elle y rencontre aussi Ilse, une infirmière et Karl, le fiancé de sa cousine : des Allemands qui subissent malgré eux l'idéologie nazie et qui vont l'aider.
Ce livre est également intéressant du point vu historique, on y voit les années 41-42 aux Pays-Bas et en Allemagne, bien sûr la vie dans un Lebensborn. Ce livre se lit facilement, on est vraiment pris par la fiction et les personnages si attachants. A découvrir.
Extrait : (début du livre)
chapitre 1 : Septembre 1941
— Quoi, chez nous aussi ? Nee !
En franchissant la porte de la salle à manger, je vis ma tante renverser quelques gouttes de soupe sur la nappe. Le bouillon était maintenant si maigre que les taches partiraient vite, mais mon cœur se serra quand elle ne lâcha pas sa louche pour les essuyer. Depuis le début de l'occupation allemande, elle se refusait à affronter la réalité, paraissant même parfois tellement absente que j'avais l'impression de perdre ma mère une deuxième fois.
— Évidemment, ici aussi, Mies, s'emporta mon oncle, dont la peau pâle parsemée de taches de rousseur s'empourpra.
Il ôta ses lunettes pour en essuyer la buée avec sa serviette.
— Tu n'imaginais quand même pas que les Allemands avaient annexé les Pays-Bas pour le plaisir de donner une terre d'accueil aux Juifs ? Nous avons déjà de la chance que ça ne soit pas arrivé plus tôt.
Je m'assis après avoir posé le pain sur la table.
— Que se passe-t-il ?
— Des restrictions ont été imposées aux Juifs aujourd'hui, expliqua mon oncle. Ils ne pourront quasiment plus sortir de chez eux.
Il examina ses verres, rechaussa ses lunettes, puis me regarda.
Je me figeai d'angoisse, la main crispée sur ma cuillère, me souvenant soudain d'une scène dont j'avais été témoin dans mon enfance.
Alors que nous rentrions de l'école en groupe, nous avions vu un passant qui battait son chien. Nous lui avions crié d'arrêter - nous étions assez nombreux pour nous sentir ce courage - et certains des plus âgés avaient même essayé de lui arracher le pauvre animal. Mon attention avait été attirée par un garçon qui, je le savais, se faisait souvent maltraiter par les grands. Il hurlait comme nous : « Arrêtez ! Arrêtez ! », mais son regard m'avait glacée. J'y avais lu une satisfaction sournoise, cette même expression que je venais de reconnaître chez mon oncle quand il s'était tourné vers moi.
— Tout va changer, maintenant, Cyrla.
J'eus un coup au cœur et baissai la tête. Craignait-il qu'il ne soit trop risqué de me garder chez lui ?
En tout cas, il me signifiait que je n'étais pas chez moi. Je regardai fixement la nappe blanche, avec sa sous-nappe de soie bordée de franges dorées. À mon arrivée, j'avais trouvé étrange cette habitude de couvrir une table de salle à manger, mais à présent j'en connaissais toutes les couleurs, tous les motifs. Je relevai les yeux pour considérer cette pièce que j'avais appris à aimer, avec ses hautes fenêtres d'un blanc lumineux donnant sur notre petite cour, les trois aquarelles du Rijksmuseum accrochées l'une au-dessus de l'autre par une cordelière, le salon qui se profilait derrière la lourde tenture de velours bordeaux avec le piano dans un coin, couronné des photos de famille encadrées. Mon cœur battit encore plus fort. Où irais-je s'il ne voulait plus de moi ?
Je jetai un coup d'œil à ma cousine : Anneke était le sauf-conduit qui me protégeait dans le territoire périlleux des humeurs de mon oncle. Mais, distraite ce jour-là, elle écoutait à peine ce qu'on lui disait, absorbée par des pensées secrètes. Elle n'avait même pas entendu la menace brandie par son père.
Je demandai, tâchant de rester calme :
— Quoi ? Qu'est-ce qui va changer ?
Occupé à couper le pain, il ne s'interrompit pas, mais je surpris le regard qu'il lançait à ma tante pour la faire taire.
— Tout va changer, c'est tout.
Arrivé à la troisième tranche, il reposa le couteau d'un geste lent et ajouta.
— Rien ne sera plus pareil.
J'attirai la miche à moi, m'emparai du couteau à la manière précise et déterminée d'un joueur d'échecs, et coupai une quatrième tranche. Je parvins à reposer le couteau à pain sur la planche sans trembler, mais je dus ensuite mettre les mains sur mes genoux pour les soustraire à sa vue. Droite et fière, je lui dis sans ciller :
— Tu avais oublié une tranche, oncle Pieter.
Il sembla gêné mais son visage resta sombre comme une meurtrissure.
Quand le repas s'acheva enfin, mon oncle retourna à la boutique pour écouter la radio qu'il dissimulait dans l'atelier malgré l'interdiction. Ma tante, Anneke et moi, nous débarrassâmes la table puis nous nous attelâmes à la vaisselle. Nous nous activions en silence, moi toute à ma peur, ma tante cloîtrée dans sa tristesse, et Anneke obnubilée par son secret.
Au-dessus de l'évier, ma cousine poussa un cri. Le couteau à pain tomba par terre, et elle leva la main au-dessus du bac. Du sang coula dans l'eau savonneuse, teintant la mousse de rose. J'attrapai un torchon pour lui envelopper le doigt, puis la menai à la banquette sous la fenêtre. Elle s'assit, passive, contemplant sans réagir le sang qui imprégnait le tissu. Son inertie me fit peur. Anneke prenait grand soin de ses mains. Elle pouvait même se priver de sa ration de lait pour y tremper les ongles, et elle parvenait encore à trouver du vernis alors que plus personne en Hollande ne semblait en posséder. Si la perspective d'une cicatrice la laissait tellement indifférente, alors son secret devait être vraiment grave.
Ma tante s'agenouilla devant elle pour examiner la blessure, la grondant d'avoir été distraite. Anneke, tête en arrière et yeux clos, se contentait de se masser la gorge de sa main libre avec un sourire heureux. C'était l'expression que je voyais sur son visage quand elle rentrait sur la pointe des pieds dans notre chambre au milieu de la nuit : troublée, méditative, changée.
Je n'aimais pas Karl.
Soudain, je compris.
Dès que ma tante nous laissa pour chercher du désinfectant et une compresse, je chuchotai :
— Tu te rends compte de ce que tu as fait ?
— Plus tard, murmura-t-elle. Quand ils dormiront.
La soirée, occupée par du repassage et du raccommodage, me sembla interminable. Nous avions mis un disque de Hugo Wolf sur l'électrophone, que nous écoutions tout en travaillant, mais j'aurais préféré le silence, car, pour la première fois, je percevais à quel point la vie tragique de Wolf avait influencé sa musique. Le souffle du désespoir en rendait la beauté trop poignante. Quand ma tante annonça qu'elle montait se coucher, j'échangeai un regard avec Anneke, et nous la suivîmes.
Après de rapides ablutions, quand nous fûmes prêtes à nous mettre au lit, il ne me fut plus possible de contenir mon impatience.
— Alors... ?
Ma cousine se tourna vers moi avec un sourire. Je ne lui en avais jamais vu d'aussi radieux.
— C'est merveilleux, Cyrla, dit-elle en posant la main sur son ventre.
Sa coupure avait dû se rouvrir et du sang saturer son pansement car, alors qu'elle exprimait ainsi son bonheur, une fleur rouge s'épanouit sur le coton bleu hâle de sa chemise de nuit.
chapitre 2
— Je pars, je m'en vais !
Maintenant qu'elle avait commencé, Anneke était intarissable.
— Nous nous marierons ici, à Schiedam, à la mairie probablement. La famille de Karl vit juste à l'extérieur de Hambourg. Nous nous installerons peut-être là-bas après la guerre, avec un jardin pour les enfants, près d'un parc... Hambourg ! Tu imagines, Cyrla ?
— Chut ! Elle va nous entendre.
Ce n'était pas ma tante que nous redoutions, mais Mme Bakker qui vivait dans la maison mitoyenne. Elle était vieille et alimentait ses incessants commérages en espionnant ses voisins. Tous les matins, elle se postait dans son salon pour surveiller les allées et venues dans la Tielman Oemstraat grâce à deux miroirs fixés à ses fenêtres. Un soir, nous l'avions entendue tousser et en avions déduit que sa chambre à coucher devait se trouver de l'autre côté du mur. Nous la jugions fort capable de coller un verre à la paroi qui séparait nos deux appartements pour écouter nos conversations. Mais au fond, je me moquais bien de Mme Bakker. Avant tout, je cherchais à faire taire Anneke.
Je lui ôtai son pansement et nettoyai sa coupure avec l'eau de notre broc.
— Change ta chemise de nuit. Je descends te chercher une autre compresse.
Une fois dans le couloir, je pris le temps de me calmer, puis j'allai prendre le pansement ainsi qu'une tasse de lait et une assiette de spekulaas. Anneke n'avait quasiment rien avalé au dîner, et elle adorait les petits biscuits aux épices qu'elle subtilisait dans la boulangerie où elle travaillait. Si j'arrivais à détourner son attention, peut-être cesserait-elle de parler de départ. Et puis en lui démontrant à quel point je lui étais indispensable, je lui ferais comprendre ce qu'elle perdrait en nous quittant. Rien n'était plus terrible que les départs.
Je m'assis près d'elle sur le lit pour lui panser le doigt, incapable de la regarder en face. Elle, en revanche, ne me lâchait pas des yeux. Je voulais encore espérer.
— Tu es sûre ? Et si tu te trompais... Vous n'avez pas fait attention... ?
Elle détourna la tête.
— Ce sont des choses qui arrivent.
Sa gêne ne dura pas. Son sourire revint, ce sourire merveilleux qui me désarmait.
— Un bébé... tu imagines ?
Je passai un bras autour de sa taille et posai la tête sur son épaule, inspirant la bonne odeur qu'elle rapportait de la boulangerie, cet arôme de gâteau, sucré et chaud, qui lui allait si bien. Je me demandai quel parfum s'accrochait à ma peau. Celui du vinaigre que j'avais manipulé toute la semaine pour les conserves de légumes ? Ou du détergent avec lequel je faisais le ménage dans l'atelier de couture de mon oncle ?
Anneke essuya de ses caresses les larmes qui coulaient sur mes joues.
— Je suis désolée, Cyrla. Tu vas me manquer. C'est toi que je regretterai le plus.
Ma cousine savait être adorable. Parfois, il lui arrivait de me blesser, pas par méchanceté mais innocemment, comme le font les filles très belles qui n'ont pas dû apprendre à ménager les autres. Je lui en voulais, alors, mais sa gentillesse spontanée me faisait vite honte d'éprouver un tel sentiment.
— Si tu savais comme je suis heureuse ! s'exclama-t-elle comme si son air radieux ne m'avait pas assez convaincue. Il est tellement beau !
Extrait : (page 174)
Dès la porte franchie, on tombait sur un bureau en bois massif, aussi imposant qu'un deuxième mur, derrière lequel était accrochée une photo de Hitler. En dessous était assise une dame au chignon gris acier formé de tresses aussi serrées que les amarres d'une péniche sur un quai. Elle se leva et fit un salut au conducteur et au garde ; elle était aussi grande qu'eux. L'aigle nazi brillait à son revers. Je reculai d'un pas.
- Bonjour, Frau Klaus. Heil Hitler, dit le conducteur en lui tendant mon dossier.
Elle le compara à des papiers qui se trouvaient devant elle. Je lui tournai le dos pour leur cacher mon visage de menteuse.
Le long du mur s'alignaient d'autres photos de Hitler. Il recevait un bouquet des mains d'une fillette vêtue d'une robe blanche ; bras tendu, il saluait une mer de soldats ; il passait en voiture découverte devant des foules d'Allemands qui agitaient leurs mouchoirs. Il y en avait plusieurs d'autres de Heinrich Himmler qui, comme Isaak me l'avait appris, était le commandant en chef des Lebensborn. En face, je vis des affiches représentant des mères avec leurs enfants. LES MÈRES DE SANG PUR SONT SACRÉES ! disait l'une. LE BERCEAU EST PLUS FORT QUE LES CHARS ! disait une autre. Je n'arrivai pas à les regarder longtemps.
Le sol à losanges noirs et blancs brillait sous la lumière d'un lustre. Je n'avais plus l'habitude d'avoir autant de lumière le soir. A côté de moi, un guéridon en acajou sentait l'encaustique citronnée, odeur familière chez nous, par-dessus laquelle flottait un riche arôme de rôti de porc, que je n'avais pas senti depuis longtemps. A cela se mêlaient des effluves de pain qui cuisait dans un four, additionnés d'une note sucrée, vanillée. Le parfum d'Anneke. Mais Anneke, maintenant, c'est moi. Sur le guéridon était posé un énorme bouquet de chrysanthèmes roses et blancs, et, devant, une coupe de fruits : reinettes, poires rouges et brillantes, gros raisins si foncés qu'ils semblaient tout à fait noirs. Et tout cela n'était qu'une décoration pour le hall d'accueil... Depuis quand n'avais-je pas vu un tel luxe ?
- Suivez-moi, ordonna Frau Klaus d'un ton autoritaire.