Albin Michel – mars 2007 -219 pages
Quatrième de couverture :
"J'étais jeune alors, sans dégoût de l'existence, tel un soldat à l'aube d'une bataille et qui traverse d'un cœur léger une lande de terre sans savoir qu'elle sera bientôt entachée de sang et qu'elle deviendra son tombeau. J'allais sans crainte vers mon avenir, enivré de ce philtre sournois qu'est l'espoir, croyant encore tenir dans ma main la clef de l'Eden alors que c'était celle des enfers.
" Au soir de sa vie, un homme retrace le long chemin qu'il a parcouru et les événements qui en ont déterminé le cours. L'enfance, la jeunesse, la guerre, l'amour pour Eléonore. Jusqu'au drame qui va bouleverser son existence. Inspiré de faits réels, sensible, envoûtant, le nouveau roman de Maxence Fermine redonne corps à la période trouble de l'Occupation au fil d'une superbe histoire de vengeance et d'amour dans les paysages grandioses de la Savoie.
Auteur : Maxence FERMINE est né à Albertville en 1968. Il a passé son enfance à Grenoble, avant de partir à Paris où il restera treize années. Il a suivi pendant un an des cours dans une faculté de Lettres, puis a décidé de voyager en Afrique. Il s'éprend du désert, travaille dans un Bureau d'Etudes en Tunisie. Il se marie et vit maintenant en Savoie avec sa femme et sa fille. Il a déjà publié " Neige " en janvier 1999 et " Le violon noir " en septembre 1999. L'apiculteur est son troisième livre.
Mon avis : (lu en février 2009)
Ce livre se lit très facilement, c’est un roman écrit autour d’un fait réel dans un village de Savoie en Août 1944, pendant l'Occupation. L'histoire est émouvante, les personnages attachants, la narration est pleine de poésie, les paysages de Savoie superbement évoqués. C'est beau et triste à la fois !
Extrait : (début du livre)
«Je me suis toujours demandé s’il fallait raconter cette histoire. Lorsque j’y songe, tout cela ressemble à un naufrage. Il y a d’abord les souvenirs teintés de remords et de désespoir, souvenirs amers que je croyais à jamais enfouis dans les limbes de ma mémoire, adoucis, effacés même par le temps et l’oubli. Les blessures et les meurtrissures, les traumatismes, les choses tues, les interdits et les non-dits, ces océans de tristesse où l’on s’abîme à force de silence. Enfin il y a les albums de photographies anciennes que l’on feuillette en sachant toutefois que, dès la première page, les parfums du passé vous sauteront au visage et vous enivreront d’une fragrance mélancolique trop longtemps contenue.
Il faut parfois se faire violence pour faire resurgir des archives de la mémoire ce qu’elles contiennent de plus sombre, et exposer en pleine lumière ces zones d’ombre que l’on croyait ensevelies pour toujours.
Jusqu’à la mort de Roche, ce témoignage m’aurait paru indécent. Lui qui avait vécu tout cela, qui en était le principal protagoniste, n’en parlait jamais. C’était un accord tacite entre le monde et lui. Sa manière de se protéger et de se forger une carapace en apposant sur ces journées d’effroi le sceau du secret.
Julien Roche. Un homme d’une belle trempe, comme ses aïeux l’avaient été avant lui. De la race des solitaires, qui ne demandait rien à personne, et surtout qui n’attendait rien. De lui ou des autres. Un loup sorti de la meute. Et qui ne l’a jamais rejointe.
C’était mon ami. Peut-être l’unique. Qui peut savoir ces choses-là ? On croit longtemps vivre entouré de gens, de proches, d’une famille aimante. A force d’habitude, on se croit préservé à jamais du malheur et de la solitude, pièce indispensable dans la grande mosaïque du monde. Et puis, un jour, la mosaïque se fendille et les joints éclatent, jusqu’à ce que chacune des pièces qui constituaient cette étrange fresque humaine s’isole un peu plus des autres. Alors on se retrouve seul face à son reflet dans le miroir, seul dans le cortège des jours qui défilent, et on comprend qu’il n’en était rien.
Les Roche. Des gens de parole et de caractère, durs à l’ouvrage et peu causants. Dans le village, ils étaient connus pour leur probité, leur sens du devoir et leur mutisme inébranlable. Sans doute avaient-ils été forgés d’éclats de silence sur l’arête desquels, parfois, nos paroles venaient glisser sans vraiment les atteindre.
Antoine Roche, le père, avait connu la grande guerre, celle de 14. Il avait fêté ses vingt ans à Verdun, sous les bombes. Forcément, cela lui avait tanné le cuir et raffermi le cœur. Il en était revenu avec la croix d’Honneur, un bras en moins et cette manière bien à lui de vous regarder comme s’il savait combien l’âme humaine est entachée de salissures. Il avait gardé de ce passé martial une amère désillusion sur l’humanité, et l’idée tenace que la vie n’est qu’une vaste mascarade, un théâtre immonde rempli de soldats, de miséreux et d’assassins.
Son fils était du même acabit. Par nature, il ne s’épanchait guère et se méfiait des autres. Taciturne, il se complaisait dans les étendues glacées de l’hiver des sentiments. D’ailleurs il n’a jamais confié à qui que ce soit cette histoire. Ce n’est pas qu’il manquait de vocabulaire ou d’une certaine culture. Il aurait sans doute trouvé les mots justes pour raconter à ma place. Mais comme son père, au sortir de la guerre de 14, il éprouvait de la pudeur à raconter ce qu’il avait vécu.
Julien Roche n’est pas le seul que je vais tenter de ressusciter dans ces lignes. Il y a tous les autres, les victimes de ces jours obscurs que la douleur et les larmes ne nous rendront pas. Ces hommes et ces femmes de majesté à qui je dédie ce livre qu’ils ne liront jamais.
Ceux-là, je désire les faire apparaître un à un, chacun sous une lumière différente, comme si j’étais l’ordonnateur d’une partie infime de leur existence et que je voulais les voir défiler devant moi, une dernière fois, tel un metteur en scène de théâtre regardant jouer ses acteurs pour une ultime représentation.
Mais par-dessus tout, il y a une femme que je désire évoquer dans ces pages parce que son souvenir m’obsède au-delà de tout ce qu’il est possible d’imaginer. Une femme que j’ai connue il y a bien longtemps, et qui compte plus que toutes les autres. D’elle, il me reste une photographie que je regarde chaque jour que Dieu fait, et qui m’est chère. Sur ce cliché un peu jauni, presque passé à force d’avoir été usé par mes caresses et mon regard, je parviens encore à distinguer un visage d’une incroyable pureté et qui respire la bonté. Un visage si beau que, pendant longtemps, j’ai cru y voir la preuve de son immatérialité. Comme si elle n’avait jamais existé ailleurs que sur ce papier argenté, enfantée par la magie d’un artiste dont le génie aurait été de photographier les esprits.
Cette femme portait un nom qui peut paraître un peu désuet, mais qui demeure si chargé d’émotion que, aujourd’hui encore, je ne peux le prononcer ni l’entendre sans en avoir les larmes aux yeux. Ce nom, ce beau nom, c’est Eléonore Verdussen.
Pendant des années, j’ai tenté d’effacer son visage de ma mémoire et de noyer l’histoire qui me liait à elle dans un grand lac de silence. Je ne voulais rien dévoiler de ce que nous vécûmes ensemble, et surtout de ce que nous ne vécûmes pas. Je ne voulais rien dire de ce que nous dûmes endurer, respecter toute cette souffrance, cette douleur et ce chagrin. J’avais la sotte vanité de croire que je pouvais oublier. Et aussi l’impression désagréable, en m’épanchant, de remuer les cendres d’une histoire vieille d’un demi-siècle. En quelque sorte, de trahir un secret.
Mais la vérité est tout autre. Je me voilais la face et, par lâcheté, je fermais les yeux sur tout un pan de mon existence.
Maintenant que les morts sont bien morts et que je suis seul parmi les vivants, la question du secret ne se pose plus. Lentement, un à un, tous les vestiges anciens resurgissent, comme une épave qu’on renfloue. Une épave remplie de petites lueurs tremblotantes venues des eaux noires du passé et qui, lentement, remontent à la surface de ma mémoire.
Alors il me faut à mon tour témoigner, avant que ces lueurs ne s’éteignent une à une, et que tout ne sombre et ne disparaisse à jamais dans les crevasses du temps.»