Lu en partenaria avec J'ai Lu
Robert Laffont - octobre 2011 - 288 pages
J'ai Lu - mars 2014 - 285 pages
Quatrième de couverture :
Paris, hiver 1939. Dans le "petit Istanbul", le quartier de la diaspora judéo-turque, vivent Hannah et Suzon, deux petites filles inséparables. Quand la guerre éclate, elles découvrent le marché noir, les sirènes qui hurlent et les rafles. Pour Hannah, c'est la peur, l'expropriation et l'exil en Turquie, le pays natal de ses parents ; pour Suzon, c'est encore la protection du douillet appartement familial. La guerre terminée, elles se reverront. Mais leur monde a disparu. Tant bien que mal, les deux jeunes filles tentent de retrouver la complicité des après-midi sucrés de leur enfance, avant l'horreur. Jusqu'au jour où Hannah découvre un terrible secret. Leur amitié résistera-t-elle à ce que la guerre a ruiné ?
Auteur : Ariane Bois est grand reporter au sein du groupe Marie Claire, spécialisée en sujets de société et critique littéraire pour le magazine Avantages. Son premier roman, Et le jour pour eux sera comme la nuit, a reçu les éloges de la critique. Traduit et récompensé par de nombreux prix, il est en cours d'adaptation pour la télévision. Elle est l'auteur de Dernières nouvelles du front sexuel et de Sans oublier.
Mon avis : (lu en juin 2014)
Le début de cette histoire m'a fait penser à deux livres, tout d'abord Les allumettes suédoises avec l'insouciance de l'enfance, l'amitié entre Hannah et Suzon dans un quartier de Paris celui du "petit Istanbul" mais également au livre Un sac de billes car nous sommes en octobre 1939, c'est l'Occupation et Hannah et sa famille sont des juifs venus de Turquie. Mais ce n'est que le début... A travers les regards d'Hannah et Suzon de 1939 à 1968, le lecteur va découvrir la grande amitié entre ses deux fillettes puis jeunes femmes, une amitié qui aura ses hauts et ses bas. L'auteur s'est bien documenté sur les faits historiques et j'ai découvert ce surprenant retour en train durant l'hiver 1944, de juifs turcs, de Paris à Istanbul à travers l'Europe nazie. Une histoire passionnante et captivante.
Merci Silvana et les éditions J'ai Lu pour cette belle découverte.
Extrait : (début du livre)
« Je crois que ceci t'appartient », osa Hannah, à bout de souffle, à la traîne d'une chevelure rousse qui filait dans la rue de la Roquette. Dans sa main, elle tenait une écharpe, écarlate, comme son visage. La fille, qui portait un tablier gris identique au sien, ne se retourna même pas. Hannah avait dû courir derrière ces jambes montées sur ressort, ce cartable marron qui brinquebalait, ces boucles fauves telle une myriade de feuilles mortes dans la lumière de l'automne parisien. Interloquée, elle insista :
« Dis... Elle est à toi, cette écharpe ? » Cette fois, la grande s'arrêta net et lui fit face. Une nuée de taches de rousseur, un nez long, trop long dans un visage tout rond. Ses yeux d'un vert irréel, couleur de salade mouillée, transpercèrent Hannah, qui bredouilla :
« Je l'ai trouvée par terre, là-bas... »
Silence. Hannah chercha quelque chose à répondre quand l'étrange créature lui arracha l'écharpe des mains en sifflant :
« Très bien... Et maintenant, laisse-moi tranquille. Sinon je t'étrangle avec ! »
Puis elle relança sa course infernale, ses cheveux de feu au vent, prêts à rompre l'élastique qui les retenait.
Hannah connaissait cette fille. Depuis deux semaines, elles fréquentaient la même classe de huitième, à l'école de la rue Keller. Suzanne Dupuis, elle s'appelait. Mais tout le monde disait « Suzon », avec une nuance de respect et de crainte dans la voix, à cause de ses mains de catcheuse et de sa voix de stentor. Suzon n'hésitait pas à donner du poing quand une élève faisait son intéressante ou se moquait de sa prétendue odeur de rousse. À dix ans, elle avait déjà redoublé. La maîtresse la traitait de tête brûlée, de bonne à rien. Ce dont elle se fichait éperdument.
Hannah reprit sa marche en sautant à cloche-pied, malgré le poids de son cartable. « Bizarre quand même de me répondre comme ça... », se dit-elle. Mais pourquoi une fille telle que Suzon s'intéresserait-elle à une gamine de neuf ans incroyablement timide ?
Hannah tourna au coin de la rue Popincourt, sa rue. À la vue de ses cheveux d'un blond presque blanc, Odette, la crémière à la poitrine imposante, la salua d'un ton jovial derrière son étal :
« Mademoiselle Behar, comment vas-tu aujourd'hui ? »
Odette avait un fils, René, à la bouille joufflue et aux cheveux dressés en épis sur la tête. Il regarda passer Hannah et devint écarlate. Sa maman, alors, éclata de rire, l'invitant à goûter des morceaux de fromage aux textures inconnues ou une cuillère de crème fraîche moulée à la louche. Tous les matins, de gros percherons apportaient le lait dans d'énormes bidons qui s'entrechoquaient et réveillaient Hannah. Elle aimait ce bruit et les crottins semés comme les cailloux du Petit Poucet par les chevaux en remontant la rue. Ce quartier, c'était sa vie. Quatre petites artères où son cœur battait en paix : la rue Popincourt, la rue Basfroi, la rue de la Roquette, la rue Sedaine. Un quadrilatère blotti près de la place Voltaire. Ce « Petit Istanbul », comme aimaient à répéter ses parents, ne dormait jamais vraiment avec ses airs d'accordéon, ses crieurs de journaux, ses apostrophes incessantes d'une maison à l'autre. Tout un petit peuple vivait là, composé de chaisiers, de tapissiers, d'ouvriers ébénistes, de polisseurs de glace. On se bousculait sur les trottoirs étroits, on se claquait la bise. Pendant la semaine, on travaillait dur. Le dimanche, les filles bien mises se promenaient par bancs de quatre ou cinq, les garçons les sifflaient, tentaient de leur parler, et les quelques cafés ne désemplissaient pas. L'orgue de Barbarie semblait accompagner les habitants dans leurs allées et venues, nimber leurs pas de gaieté et de douceur. Là, ils étaient chez eux, entre eux, protégés des regards un peu condescendants des autres Parisiens.
Au 4 de la rue s'élevait un immeuble étroit, haut de cinq étages. Hannah s'engouffra sous la porte cochère par laquelle passaient encore des chevaux au siècle dernier et traversa une cour intérieure où poussaient des brins d'herbe entre les pavés. Un volailler y élevait des poules rousses et blanches, leur tordant parfois le cou, au grand effroi d'Hannah. À côté, un serrurier affûtait ses outils dans son atelier. Lui aussi la salua, du menton. Pas causant, le gars. On racontait qu'il était hongrois mais personne ne connaissait son nom. On le sifflait devant chez lui et il venait dépanner les gens du quartier, sans sourire ni moufter. Hannah habitait la partie sur cour.
Elle monta l'escalier où flottait une odeur d'oignons, de viande et d'épices. Sa mère avait dû aller chez Abramoff, aux Cinq Continents, l'épicerie orientale qui sentait si bon la Turquie, au 66 rue de la Roquette : la menthe, les épices, le kashkaval, ce fromage sec comme un coup de trique, et même le raki dégusté parfois sans façon, près de la caisse, entre habitués. Une fois par semaine (pas plus, l'argent manquait), les familles se rendaient en procession chez le bakal, l'épicier en turc. Dès la porte franchie, la fête pouvait commencer. Les femmes goûtaient aux olives conservées dans les tonneaux, les hommes découvraient les épices présentées dans les bassines en émail. Quand le vendeur était de bonne humeur, il offrait aux enfants de la halva aux pistaches ou au chocolat, qu'ils dévoraient sur le trottoir.
Hannah poussa la porte de la maison, la referma doucement, et s'immobilisa en percevant des éclats de voix. Celle de son père, sèche. Celle de sa mère, pincée. Ses parents ne s'entendaient pas. Un mariage arrangé, à la fin des années vingt, à Istanbul, comme il y en avait tant. Il avait fallu marier Haïm, ce doux solitaire qui ne vivait que dans les livres et la poésie, incapable d'exprimer ses émotions, surtout avec les filles. Cécile Levinescu avait souhaité pour sa part échapper à sa Roumanie natale, à un milieu modeste, à l'antisémitisme forcené. Passant facilement de l'euphorie à l'abattement, cette jolie blonde un rien fragile rêvait de changer son fiancé, de s'installer à Istanbul, de mener la vie confortable d'une femme de fonctionnaire. Mais Haïm avait d'autres projets : il avait appris le français à l'Alliance israélite universelle, admirait les Lumières, Hugo, Baudelaire et Verlaine. À la fin de l'Empire ottoman, après la confiscation des biens des minorités par Mustafa Kemal sous couvert de nationalisme, il avait quitté la Turquie pour s'installer à Paris. Pas pour des raisons politiques. Par amour de la France. Un amour presque mystique. Pour lui les bals du 14 Juillet, les Grands Boulevards en été, le Tour de France incarnaient le bonheur sur terre. Cécile s'était inclinée, mais le lui faisait payer tous les jours, toutes les nuits aussi.
Depuis l'entrée en guerre contre l'Allemagne, le mois dernier, les Behar se disputaient souvent pour des peccadilles. Mais là, cela paraissait plus grave.
« Tu n'as pas pu faire cela, Haïm, ce n'est pas possible !
— Tu ne comprends pas... Je suis obligé !
— Obligé ? Obligé à quoi ? Tu es citoyen turc ! Cette guerre, tu n'as pas à t'en mêler... »
Son père continuait, un ton plus haut.
« Tu te trompes, Cécile. La France m'a tout donné. Quand je suis arrivé seul en 1925, je ne possédais rien. Je lavais mes chaussettes dans l'évier d'une chambre crasseuse, louée au mois à l'hôtel de l'Europe. J'ai dû travailler, m'accrocher, porter les "bogos" les ballots, vendre à la postiche, sur les marchés, des tricots de corps et du linge de maison, tout cela pour quelques francs. Aujourd'hui, nous avons une belle boutique, tu gagnes ta vie comme couturière, notre fille est française. Fini l'exil, nous ne sommes plus de passage. Je dois servir ce pays, me montrer digne de lui, me battre avec les autres. »
Cécile aussi se battait, à sa manière.
« Mais ils ne veulent pas de toi ! Un étranger, juif en plus...
— C'est vrai, concéda Haïm. À la Légion, ils n'aiment ni les Juifs ni les étrangers. Un sous-off rigolait même en parlant d'un régiment Royal Youpin... Mais depuis septembre, j'ai tellement insisté qu'ils ont fini par me prendre. Dix fois, j'y suis retourné ! Tu aurais dû voir la foule à la caserne de Reuilly ! Tout le monde voulait se battre : des pères de famille, des étudiants, des commerçants. Ces gars ont compris le danger que représente Hitler. Pour nous tous, les étrangers, les Français, les Juifs.
— Exactement, c'est trop dangereux. Comment va-t-on vivre ? Qui va s'occuper de la botika ? »