Les faibles et les forts - Judith Perrignon
Stock - août 2013 - 160 pages
Quatrième de couverture :
« Il a l’air d’un roi, le fleuve. Il est là depuis toujours, rouge à force de creuser l’argile, rivière Rouge, c’est son nom. La nuit, il brille. Le jour, il est plat comme le verre et ne reflète que le ciel, les nuages et les arbres. Il semble ne pas nous voir. Nous sommes une quinzaine, nous venons ici presque chaque jour depuis deux semaines tant la chaleur semble vouloir nous punir, mais il passe, indifférent à nos enfants qui s’élancent, à leurs mères qui disent, Attention au courant, et aux vieilles, comme moi, qui se retranchent à l’ombre sur leurs sièges pliants. Rien ne trouble le fleuve. Il connaît son sort, il descend l’Amérique et s’en va se noyer dans le Mississippi puis dans la mer. Il est tout petit là-bas dans la mer, mais si grand devant nous. J’ai peur de lui. J’ai l’impression qu’il rit, qu’il rit du pont un peu plus loin qui rouille en ayant cru l’enjamber, qu’il rit de nous aussi, de nos mains et nos pieds incapables de nager, de nos sueurs froides quand passe la police, j’ai l’impression que nous sommes comme les feuilles mortes qui dans quelques mois se détacheront des arbres, poussières dans l’eau. »
Auteur : Longtemps journaliste à Libération, aujourd’hui collaboratrice du magazine M du Monde et de XXI, Judith Perrignon est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels C’était mon frère (2006), L’Intranquille, avec Gérard Garouste (2009) et Les Chagrins (2010).
Mon avis : (lu en novembre 2013)
Eté 2010, le roman commence alors que la police vient de faire une descente dans la maison d'une famille afro-américaine, en Louisiane. Marcus, 17 ans, s'est fait fouiller au corps. Toute sa famille assiste à la scène, Mary Lee, sa grand-mère, Dana, sa mère, sa soeur Deborah, ses frères West et
Tour à tour Mary Lee, Dana, Deborah, Marcus reviennent chacun sur l’événement et donnent leur ressenti et leur vision sur leur quotidien.
Puis Mary Lee se souvient d'un événement fort qui la marqué 60 ans plus tôt. du temps où les Noirs n'avaient pas le droit d'aller nager. Le jour où la piscine avait été ouverte à tous, Mary Lee était là, spectatrice. Son frère Howard avait pu aller dans la piscine pendant une heure, mais à la sortie une manifestation contre l'ouverture pour tous de la piscine avait dégénéré...
Retour en 2010, avec un nouveau drame au bord de la Rivière Rouge. Je n'en dirai pas plus pour ne pas en dévoiler trop.
Nous découvrons ce drame à travers des extraits d'une émission de radio et en particulier le récit d'un témoin, sa colère, son désespoir ont une telle force qu'il ne laisse pas le lecteur insensible. Un très beau texte sur le racisme et la ségrégation et leurs conséquences.
Note : ♥♥♥♥♥
Extrait : (début du livre)
Mary Lee
À ton âge, Marcus, je voyais les dames serrer leur sac à main contre elles quand mon père montait dans le tramway de Saint Louis. Alors si ça ne tenait qu'à moi, tu resterais là, la porte fermée à double tour, on te laisserait comme un chien en laisse, avec un peu d'eau et on irait sans toi au bord de la rivière. Tu as vu comme la police a poussé la porte sans même se donner la peine de frapper, comme elle nous a enjambés, tes frères et soeurs et moi, serrés que nous sommes entre le ventilateur et la télé, comme elle a fouillé ta chambre, les autres pièces, et toi, Marcus, comme ils t'ont traité ? Tu as vu leur geste en partant, leurs doigts pointés sur toi ? Ils n'ont rien trouvé mais ils t'ont à l'oeil, ils te veulent, ils t'auront. Alors j'ai serré. Oh, boy ! C'est à peine si je me suis vue faire, mon sang n'a fait qu'un tour quand ils sont partis, il y avait la nouvelle corde à linge posée sur la commode, ton corps avachi sur la chaise, tes bras ballants, ton air de dire, Cause toujours, ta mère au bord des larmes, le désordre dans la maison, la route par la fenêtre, la certitude qu'un jour prochain une voiture de police freinera à nouveau devant chez nous, alors j'ai attrapé la corde, je l'ai déroulée, réenroulée dans ton dos, autour de tes poignets, j'ai serré fort, très fort, jusqu'à empêcher ton sang de circuler, la vie de continuer, parce que tu leur donnes raison à ces vieilles peaux qui accusaient mon père.
Je sais ce qui t'attend, Marcus. Je suis vieille, je connais leurs suppositions, leurs certitudes nous concernant, je sais le cercle vicieux où tombent trop souvent nos garçons, j'ai tout vu, trop vu, j'ai le temps derrière moi, je sais sa pente, la fierté qui s'en va, vous a quittés et vous laisse glisser. La prochaine fois, c'est la prison. Tu vois bien comment c'est dans ce pays, comment fait la police, et puis les juges ensuite. Tu l'attends on dirait. Tu t'habilles déjà comme si tu étais là-bas. Avec ton pantalon qui laisse voir ton cul, tu plaides coupable. Tu sais ce que ça veut dire, là-bas, en prison, ce pantalon qui tombe ? Bien sûr que tu le sais. Mon cul est à prendre, c'est ça que ça veut dire. Tu veux que quelqu'un s'occupe de ton cul en prison, Marcus ? Oh, boy ! J'ai honte. Envie de te battre. Tu ne comprends pas que tu ressembles à ce qu'ils pensent de toi, à ce qu'ils attendent de toi, que tu fais du mal aux tiens, à ceux qui sont là comme à ceux qui sont morts ! Ceux qui sont morts, ils sont avec nous, plus que chez les autres gens, ils nous surveillent, ils vérifient qu'on fait bien les choses, qu'on bousille pas tout ce qu'ils ont obtenu pour nous. Tu dois y croire, Marcus, à nos morts comme au Seigneur, croire c'est le maître mot, le seul qu'on ait. Ils diraient quoi mon père et ma mère s'ils voyaient ce qui se passe, vous tous qui vous déboutonnez, qui tournez en rond, qui cherchez les ennuis, qui admirez les taulards ou les champions pleins aux as qui ne pensent qu'à leur argent, leur bagnole et la putain à leur bras. Ils diraient quoi ? Nos fils sont-ils devenus les ennemis de notre communauté ?
Challenge 4% Rentrée Littéraire 2013
22/24
45/50 : Missouri
"Sentiment"