L'élimination - Rithy Panh
Grasset – janvier 2012 – 336 pages
Quatrième de couverture :
"A treize ans, je perds toute ma famille en quelques semaines. Mon grand frère, parti seul à pied vers notre maison de Phnom Penh. Mon beau-frère médecin, exécuté au bord de la route. Mon père, qui décide de ne plus s'alimenter. Ma mère, qui s'allonge à l'hôpital de Mong, dans le lit où vient de mourir une de ses filles. Mes nièces et mes neveux. Tous emportés par la cruauté et la folie khmère rouge. J'étais sans famille. J'étais sans nom. J'étais sans visage. Ainsi je suis resté vivant, car je n'étais plus rien."
Trente ans après la fin du régime de Pol Pot, qui fit 1.7 millions de morts, l'enfant est devenu un cinéaste réputé. Il décide de questionner un des grands responsables de ce génocide : Duch, qui n'est ni un homme banal ni un démon, mais un organisateur éduqué, un bourreau qui parle, oublie, ment, explique, travaille sa légende.
L'élimination est le récit de cette confrontation hors du commun. Un grand livre sur notre histoire, sur la question du mal, dans la lignée de Si c'est un homme de Primo Levi, et de La nuit d'Elie Wiesel.
Auteurs : Rithy Panh est cinéaste. On lui doit, entre autres, Les gens des rizières, Bophana et S21 – La machine de mort khmère rouge, qui fut un événement, et Duch, le maître des forges de l'enfer. Il a écrit ce livre avec Christophe Bataille, qui est romancier.
Christophe Bataille, né en 1971, est l’auteur de plusieurs romans, parmi lesquels Annam (1993) et J’envie la félicité des bêtes (2002), Quartier général du bruit (2006). Il est éditeur chez Grasset depuis 1997.
Mon avis : (lu en août 2012)
Avant de recevoir ce livre pour le Jury Elle 2013, j'avais déjà entendu parler de ce livre et vu une interview de l'auteur. J'étais donc très curieuse de le découvrir.
Rithy Panh est avant tout un cinéaste, il a réalisé en 2003 le film documentaire S21, la machine de mort Khmère rouge où il filme la rencontre entre deux des sept rescapés de ce centre de détention situé au cœur de Phnom Penh où près de 17 000 prisonniers ont été torturés, interrogés puis exécutés entre 1975 et 1979 et de leurs anciens bourreaux. Pour avoir un autre point vue sur ce génocide, en 2011, Rithy Pahn réalise un documentaire sur Dutch qui a dirigé le centre S21. Il l'a rencontré et filmé des centaines d'heures dans sa cellule pour tenter de cerner ce communiste acteur du génocide cambodgien, pour essayer de comprendre pourquoi il est devenu bourreau. C'est à la suite de cette rencontre que Rithy Pahn a ressenti le besoin d'écrire ce livre où il raconte en parallèle sa rencontre avec Dutch et son enfance sous le joug des Khmers rouges trente-cinq ans plus tôt. Cela l'amène aussi à quelques réflexions sur l'homme capable de devenir inhumain.
Dutch est un personnage ambiguë et glaçant, il reconnaît ses crimes mais veut les justifier, il se définit comme un « technicien de la révolution ». Jamais, il n'a un mot de compassion ou de pardon pour ses trop nombreuses victimes. « Méchanceté et cruauté ne font pas partie de l'idéologie. C'est l'idéologie qui commande. Mes hommes ont pratiqué l'idéologie. »
Rithy Pahn est lui-même un rescapé du génocide commis par les Khmers Rouges sur presque un tiers de la population cambodgienne. Il avait une dizaine d'année le 17 avril 1975, lorsque les Khmers rouges sont entrés dans Phnom Penh et que sa vie a été à jamais bouleversé.
Ayant lu il y a un an sur le même sujet le livre Le portail de François Bizot, cela m'a permis d'en apprendre encore plus sur ce moment d'Histoire mais je n'ai pas pu m'empêcher de comparer les deux livres et regretter que Rithy Panh soit beaucoup dans la retenue et laisse une distance avec son lecteur, mais c'est sans doute conforme à sa personnalité et à sa culture. J'ai eu également l'occasion de voir plusieurs interviews à propos du livre et Rithy Panh est plus touchant dans son témoignage oral que à l'écrit, c'est vrai qu'il est avant tout un cinéaste. Aussi après la lecture de ce livre je suis vraiment curieuse de découvrir ses films S21 et Dutch, le maître des forges de l'enfer.
C'est un témoignage très fort à la fois terrible et passionnant qui ne peut pas laisser indifférent. En cours de lecture, j'ai noté de nombreux passages qui m'ont frappé et que j'ai voulu relire en rédigeant ce billet.
Autres avis : Canel, Jostein, Mimi, Clara, Constance
Extrait : (début du livre)
Kaing Guek Eav, dit Duch, fut le responsable du centre de torture et d'exécution S21, dans Phnom Penh, de 1975 à 1979. Il explique avoir choisi ce nom de guérilla en souvenir d'un livre de son enfance, où le petit Duch était un enfant sage.
12 380 personnes au moins furent torturées dans ce lieu. Les suppliciés qui avaient avoué étaient exécutés dans le « champ de la mort » de Choeung Ek, à quinze kilomètres au sud-est de Phnom Penh - également sous la responsabilité de Duch. A S21, nul n'échappe à la torture. Nul n'échappe à la mort.
Dans sa prison du tribunal pénal parrainé par l'ONU (en fait CETC, soit « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens »), Duch me dit de sa voix douce : « A S21, c'est la fin. Plus la peine de prier, ce sont déjà des cadavres. Sont-ils hommes ou animaux ? C'est une autre histoire. » J'observe son visage de vieil homme, ses grands yeux presque rêveurs, sa main gauche abîmée. Je devine la cruauté et la folie de ses trente ans. Je comprends qu'il ait pu fasciner, mais je n'ai pas peur. Je suis en paix.
Quelques années auparavant, pour préparer mon film S21 - La machine de mort khmère rouge, j'ai mené de longs entretiens avec des gardiens, des tortionnaires, des exécuteurs, des photographes, des infirmiers, des chauffeurs qui travaillaient sous les ordres de cet homme. Très peu ont fait l'objet de poursuites judiciaires. Tous sont libres. Assis dans une ancienne cellule, au cœur du centre S21 devenu un musée, l'un d'eux me lance : « Les prisonniers ? C'est comme un bout de bois. » Il rit nerveusement.
A la même table, devant le portrait de Pol Pot, un autre m'explique : « Les prisonniers n'ont aucun droit. Ils sont moitié homme, moitié cadavre. Ce ne sont pas des hommes. Ce ne sont pas des cadavres. Ce sont comme des animaux sans âme. On n'a pas peur de leur faire du mal. On n'a pas peur pour notre karma. » A Dutch aussi, je demande s'il cauchemarde, la nuit, d'avoir fait électrocuter, frapper avec des câbles électriques, planter des aiguilles sous les ongles, d'avoir fait manger des excréments, d'avoir consigné des aveux qui sont des mensonges, d'avoir fait égorger ces femmes et ces hommes, les yeux bandés au bord de la fosse, dans le grondement du groupe électrogène. Il réfléchit puis me répond, les yeux baissés : « Non. » Plus tard, je filme son rire.
Sélection document
Jury Septembre
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