L'homme inquiet – Henning Mankell
Seuil – octobre 2010 – 551 pages
Quatrième de couverture :
Wallander a réalisé ses rêves : vivre à la campagne avec son chien. Et il est devenu grand-père d’une petite Klara. Sa fille Linda vit avec le père de l’enfant, incroyable mais vrai, un financier aristocrate. Le beau-père de Linda, ancien officier de marine haut gradé, disparaît après avoir évoqué avec Wallander la guerre froide et les sous-marins russes dans les eaux territoriales suédoises. Puis la belle-mère est retrouvée morte. Soupçons d’espionnage. Au profit de la Russie ? Des États-Unis ? Wallander mène une enquête parallèle à celle de la police de Stockholm et des services secrets.
Auteur : Henning Mankell, né en Suède en 1948, est devenu mondialement célèbre grâce à ses fameuses enquêtes de l'inspecteur Kurt Wallander : une série de polars qui a commencé en 1991 avec Meurtriers sans visage et s'est vendue à des millions d'exemplaires dans le monde. Gendre d'Ingmar Bergman, dont il a épousé la fille Eva en secondes noces, Mankell a également écrit des livres pour la jeunesse, des romans dont le magnifique Les chaussures italiennes, paru en 2009, des pièces de théâtre. Depuis 1996, l'écrivain partage sa vie entre son pays natal et le Mozambique, où il dirige le Teatro Avenida.
Mon avis : (lu en mars 2011)
Même si je n'ai lu que les deux premières enquêtes de Wallander, je n'ai pas résisté à la tentation de d'emprunter à la bibliothèque et de lire cette nouvelle enquête que la couverture annonce comme la dernière du fameux inspecteur. Et j'ai savouré avec beaucoup de plaisir cette enquête.
Tout commence avec la disparition du beau-père et de la belle-mère de sa fille Linda. Håkan von Enke est un ancien officier de marine à la retraite. Un beau jour, il disparaît sans laisser aucune trace. Son fils Hans et Linda demandent à Wallander de participer à l'enquête, il va se rendre à Stockholm rencontrer Louise la femme de Håkan pour essayer de comprendre la raison de cette disparition. Quelques jours plus tard, Louise disparaît à son tour...
Cette enquête qui va entraîner entraîner Wallander dans une histoire d'espionnage militaire, dans les profondeurs sous-marines et l'histoire politique de la Suède durant les années de la Guerre froide.
Dans ce livre, Wallander, devenu grand-père d'une petite Klara, prend conscience de son âge et se met à redouter la vieillesse avec ses maux et ses angoisses. Elle se manifeste chez lui par des troubles de la mémoire qui le terrifie. Au cours de son enquête, Kurt Wallander revient également sur son passé en faisant comme un bilan de ses années d'enquêtes dont il évoque quelques souvenirs. Il passe également le témoin à sa fille Linda qui travaille elle-aussi dans la police à Ystad. Wallander est un personnage si attachant, tellement humain, le lecteur se sent proche de lui.
Il est donc bien sûr triste de quitter Kurt Wallander avec cette neuvième enquête, mais pour moi, je ne le quitte pas tout à fait, puisque j'ai encore ses enquêtes n°3 à n°8 à découvrir et à savourer !
Extrait : (page 17)
L'année de ses cinquante-cinq ans, Kurt Wallander réalisa à sa propre surprise un rêve qu'il portait en lui depuis une éternité. Plus exactement depuis son divorce d'avec Mona, qui remontait à près de quinze ans maintenant. Ce rêve était de quitter l'appartement de Mariagatan, où les souvenirs douloureux étaient incrustés dans les murs, et de partir s'installer à la campagne. Chaque fois qu'il rentrait chez lui après une journée de travail plus ou moins désespérante, il se rappelait qu'il avait autrefois vécu là en famille. Il lui semblait que les meubles eux-mêmes le regardaient avec un air désolé et accusateur.
Il ne se faisait pas à l'idée qu'il continuerait à vivre là jusqu'au jour où il serait tellement vieux qu'il ne pourrait plus se débrouiller seul. Il n'avait même pas atteint la soixantaine, mais le souvenir de la vieillesse solitaire de son père le hantait. S'il avait une certitude, c'était qu'il ne voulait pas reproduire le modèle. Il lui suffisait d'apercevoir son reflet dans la glace en se rasant le matin pour constater qu'il ressemblait de plus en plus au vieux alors que, dans sa jeunesse, il avait eu plutôt les traits de sa mère. L'âge venant, son père paraissait peu à peu prendre possession de lui, tel un coureur qui serait resté longtemps embusqué dans le peloton de queue et qui, à l'approche de la ligne d'arrivée, passait à l'attaque.
L'image du monde qu'avait Wallander était assez simple. Il ne voulait pas être un solitaire aigri, ne voulait ni vieillir seul en recevant la visite de sa fille et de temps à autre, peut-être, celle d'un ancien collègue qui se serait soudain souvenu qu'il était encore en vie. Il n'entretenait aucun espoir édifiant comme quoi Autre Chose l'attendait après la traversée du fleuve noir. Il n'y avait rien là-bas que la nuit d'où il avait émergé à sa naissance. Jusqu'à ses cinquante ans, il avait entretenu une peur confuse de la mort, et du fait de devoir rester mort si longtemps, pour reprendre la formule qui résumait le mieux, pour lui, son sentiment. Il avait vu trop de cadavres au cours de sa vie et rien sur leurs visages muets ne suggérait qu'un Ciel eût recueilli leur âme. Comme tant d'autres policiers, il avait assisté à toutes les variantes imaginables de la mort. Juste après son cinquantième anniversaire - célébré au commissariat par l'achat d'un gâteau et par un fade discours de la chef de police de l'époque, Lisa Holgersson, qui s'était contentée d'aligner un chapelet de platitudes - il avait commencé à évoquer dans un carnet, acquis pour l'occasion, tous les morts qui avaient un jour ou l'autre croisé son chemin. Une activité macabre, dont lui-même ne comprenait pas du tout pourquoi elle l'attirait tant. Parvenu à son dixième suicidé - un toxicomane d'une quarantaine d'années affligé de tous les problèmes qui puissent exister -, il laissa tomber. Le type, qui s'appelait Welin, s'était pendu dans le grenier de son squat. Il s'était arrangé pour se rompre les vertèbres cervicales et éviter ainsi d'être étranglé à petit feu. Le légiste avait par la suite confié à Wallander que le stratagème avait réussi, et qu'il était mort sur le coup ; ainsi cet homme avait réussi à être pour lui-même un bourreau compétent. Après cela, Wallander avait abandonné les suicidés et consacré stupidement quelques heures à essayer de se rappeler plutôt les jeunes morts, y compris les enfants, qu'il avait vus au long de sa carrière. Mais il y renonça vite, c'était trop désagréable. Dans la foulée, il eut honte et brûla son carnet, comme s'il s'était laissé aller à un penchant pervers, un penchant défendu. Au fond, se dit-il, il était quelqu'un de foncièrement jovial. Il devait juste s'autoriser à cultiver un peu plus cet aspect de lui-même.
Mais la mort l'avait toujours accompagné. Il lui était aussi arrivé de tuer. Par deux fois. Dans les deux cas, l'enquête interne avait conclu à la légitime défense.
Ces deux êtres humains dont il avait causé la mort, c'était sa croix, tout à fait personnelle, qu'il portait en lui. S'il ne riait pas souvent, il le devait à ces expériences subies malgré lui.
Un beau jour, cependant, il prit une décision cruciale. Il s'était rendu à Löderup pour discuter avec un agriculteur victime d'une agression, non loin de la maison où vivait autrefois son père. En revenant vers Ystad, il aperçut le panneau d'une agence immobilière signalant une maison à vendre au bout d'un chemin gravillonné. La décision surgit de nulle part. Il freina, fit demi-tour et emprunta le chemin. Le corps de ferme à colombages devait à l'origine former un quadrilatère tronqué, mais l'une des ailes avait disparu, peut-être suite à un incendie. Il en fit le tour. C'était une belle journée au début de l'automne. Il se rappellerait le vol d'oiseaux migrateurs qui était passé en ligne droite, plein sud, juste au-dessus de sa tête. A priori seul le toit avait besoin d'être refait. La vue qu'on avait depuis la maison était éblouissante. On devinait la mer au loin, peut-être même distinguait-il la forme d'un ferry arrivant de Pologne, en route vers Ystad. Cet après midi-là, au mois de septembre 2003, il entama en quelques instants une histoire d'amour avec la maison solitaire.
Il remonta dans sa voiture et se rendit tout droit chez l'agent immobilier à Ystad. Le prix n'était pas si élevé qu'il ne puisse prendre un crédit dont il aurait les moyens de rembourser les traites. Dès le lendemain, il était de retour sur les lieux en compagnie de l'agent, un jeune homme qui s'exprimait d'une voix forcée et donnait l'impression d'être complètement ailleurs. La maison, expliqua-t-il à Wallander, appartenait à un jeune couple originaire de Stockholm qui avait choisi de s'installer en Scanie ; mais ils ne l'avaient même pas encore meublée qu'ils décidaient de se séparer. En parcourant les pièces vides, Wallander sentit qu'il n'y avait rien de caché dans ces murs-là qui fût de nature à l'effrayer. Et le plus important de tout, qui ressortait très clairement des explications de l'agent : il allait pouvoir emménager tout de suite. Le toit tiendrait le coup quelques années encore, avec un peu de chance. La seule urgence était de repeindre certaines pièces et de remplacer la baignoire ; voire d'acheter une gazinière neuve. Mais la chaudière avait quinze ans d'âge, la plomberie et l'électricité à peine davantage. Ça irait.
Lu dans le cadre du Challenge Voisins, voisines
Suède
Lu dans le cadre du Challenge Viking Lit'
Livre 38/42 pour le Challenge du 6% littéraire
Déjà lu du même auteur :
Tea-Bag Les chaussures italiennes