Le club des Incorrigibles Optimistes – Jean-Michel Guenassia
Lu dans le cadre du Challenge :
Albin Michel – août 2009 – 757 pages
Prix Goncourt des lycéens 2009
Présentation de l'éditeur :
Michel Marini avait douze ans en 1959. C'était l'époque du rock'n'roll et de la guerre d'Algérie. Lui, il était photographe amateur, lecteur compulsif et joueur de baby-foot au Balto de Denfert-Rochereau. Dans l'arrière-salle du bistrot, il a rencontré Igor, Léonid, Sacha, Imré et les autres. Ces hommes avaient passé le Rideau de Fer pour sauver leur peau. Ils avaient abandonné leurs amours, leur famille, trahi leurs idéaux et tout ce qu'ils étaient. Ils s'étaient retrouvés à Paris dans ce club d'échecs d'arrière-salle que fréquentaient aussi Kessel et Sartre. Et ils étaient liés par un terrible secret que Michel finirait par découvrir. Cette rencontre bouleversa définitivement la vie du jeune garçon. Parce qu'ils étaient tous d'incorrigibles optimistes.
Portrait de génération, reconstitution minutieuse d'une époque, chronique douce-amère d'une adolescence : Jean-Michel Guenassia réussit un premier roman étonnant tant par l'ampleur du projet que par l'authenticité qui souffle sur ces pages.
Auteur : Né à Alger en 1950, propulsé sur le devant de la scène en 2009 avec son roman 'Le Club des incorrigibles optimistes', Jean-Michel Genassia n'en est pourtant pas à son coup d'essai. En effet, avant de se distinguer avec cette peinture politique des années 1960, cet avocat de formation a travaillé comme scénariste pour la télévision et a déjà signé le polar intitulé 'Pour cent millions', paru en 1986.
Mon avis : (lu en février 2010)
Livre lu dans le cadre du Challenge Coup de cœur de la blogosphère proposé par Catherine.
J'ai mis un peu de temps à l'emprunter à la bibliothèque, peut-être un peu effrayée par son épaisseur... et pourtant une fois entamé, j'ai lu ce livre avec beaucoup de plaisir et de facilité en oubliant ses 760 pages.
D'octobre 1959 à l'été 1964, Michel nous raconte la vie quotidienne de sa famille et en parallèle il nous fait découvrir les membres du Club des Incorrigibles Optimistes qui se réunissent dans l'arrière salle du bistrot « Le Balto » du quartier Denfert-Rochereau. Ce sont Leonid, Pavel, Tibor, Imre, Werner, Sacha. Ils ont fuit l'Europe de l'Est en laissant là-bas leurs familles. Ils se retrouvent au Club pour parler français et disputer des parties d'échecs. Kessel et Sartre partagent également cette arrière-salle. A travers ce roman, l'auteur restitue l'époque des années soixante, avec le rock'n roll, la Guerre d'Algérie... Avec Michel nous rencontrons d'autres personnages attachants Cécile, Camille, des camarades de H IV (Lycée Henri IV)... L'histoire est vraiment prenante et intéressante, je ne me suis pas ennuyée un instant. Un livre très agréable à découvrir sans hésiter !
Extrait : (début du livre)
Avril 1980
Aujourd'hui, on enterre un écrivain. Comme une dernière manifestation. Une foule inattendue, silencieuse, respectueuse et anarchique bloque les rues et les boulevardsautour du cimetière Montparnasse. Combien sont-ils ? Trente mille ? Cinquante mille ? Moins ? Plus ? On a beau dire, c'est important d'avoir du monde à son enterrement. Si on lui avait dit qu'il y aurait une telle cohue, il ne l'aurait pas cru. Ça l'aurait fait rire. Cette question ne devait pas beaucoup le préoccuper. Il s'attendait à être enterré à la sauvette avec douze fidèles, pas avec les honneurs d'un Hugo ou d'un Tolstoï. Jamais dans ce demi-siècle, on n'avait vu autant de monde pour accompagner un intellectuel. À croire qu'il était indispensable ou faisait l'unanimité. Pourquoi sont-ils là, eux ? Pour ce qu'ils connaissent de lui, ils n'auraient pas dû venir. Quelle absurdité de rendre hommage à un homme qui s'est trompé sur tout ou presque, fourvoyé avec constance et a mis son talent à défendre l'indéfendable avec conviction. Ils auraient mieux fait d'aller aux obsèques de ceux qui avaient raison, qu'il avait méprisés et descendus en flammes. Pour eux, personne ne s'est déplacé.
Et si, derrière ses échecs, il y avait autre chose, d'admirable, chez ce petit homme, cette rage de forcer le destin avec son esprit, d'avancer envers et contre toute logique, de ne pas renoncer malgré la certitude de la défaite, d'assumer la contradiction d'une cause juste et d'un combat perdu d'avance, d'une lutte éternelle, toujours recommencée et sans solution. Impossible de rentrer dans le cimetière où on piétine les tombes, escalade les monuments et renverse les stèles pour s'approcher plus près et voir le cercueil. On dirait l'inhumation d'une vedette de la chanson ou d'un saint. Ce n'est pas un homme qu'on porte en terre. C'est une vieille idée qu'on ensevelit avec lui. Rien ne changera et nous le savons. Il n'y aura pas de société meilleure. On l'accepte ou on ne l'accepte pas. Ici, on a un pied dans la tombe avec nos croyances et nos illusions disparues. Une foule comme une absolution pour l'expiation des fautes commises par idéal. Pour les victimes, ça ne change rien. Il n'y aura ni excuse, ni réparation, ni inhumation de première classe. Qu'y a-t-il de pire que de faire le mal quand on voulait faire le bien ? C'est une époque révolue qu'on porte en terre. Pas facile de vivre dans un univers sans espoir.
À cet instant, on ne règle plus de comptes. On ne fait pas de bilan. On est tous égaux et on a tous tort. Je ne suis pas venu pour le penseur. Je n'ai jamais compris sa philosophie, son théâtre est indigeste et ses romans, je les ai oubliés. Je suis venu pour de vieux souvenirs. La foule m'a rappelé qui il était. On ne peut pas pleurer un héros qui a soutenu les bourreaux. Je fais demi-tour. Je l'enterrerai dans un coin de ma tête.
Il y a des quartiers mal famés qui vous renvoient dans votre passé et où il est préférable de ne pas traîner. On croit qu'on oublie parce qu'on n'y pense pas mais il ne demande qu'à revenir. J'évitais Montparnasse. Il y avait là des fantômes dont je ne savais pas quoi faire. J'en voyais un devant moi dans la contre-allée du boulevard Raspail. J'ai reconnu son pardessus inimitable en chevrons clairs, façon Humphrey Bogart années cinquante. Il y a des hommes qu'on mesure à leur façon de marcher. Pavel Cibulka, l'orthodoxe, le partisan, le roi du grand écart idéologique et des blagues à deux balles, altier et fière allure, avançait sans se presser. Je l'ai dépassé. Il avait épaissi et ne pouvait plus fermer son manteau. Ses cheveux blancs en bataille lui donnaient un air d'artiste.
– Pavel.
Il s'est arrêté, m'a détaillé. Il a cherché dans sa mémoire où il avait vu ce visage. Je devais évoquer une vague réminiscence. Il secoua la tête. Je ne lui rappelais rien.
– C'est moi… Michel. Tu te souviens ?
Il me scruta, incrédule, toujours méfiant.
– Michel ?… Le petit Michel ?
– Arrête, je suis plus grand que toi.
– Le petit Michel !… Ça fait combien de temps ?
– La dernière fois qu'on s'est vus, c'était ici, pour Sacha.
Ça fait quinze ans.
On est restés silencieux, embarrassés par nos souvenirs. On est tombés dans les bras l'un de l'autre. Il m'a serré fort contre lui.
– Je ne t'aurais pas reconnu.
– Toi, tu n'as pas changé.
– Ne te moque pas de moi. J'ai pris cent kilos. À cause des régimes.
– Je suis heureux de te revoir. Les autres ne sont pas avec toi ? Tu es venu seul ?
– Je vais au boulot, moi. Je ne suis pas retraité.
Son accent traînant de Bohême s'était fait véhément. On est allés au Sélect, une brasserie où tout le monde avait l'air de le connaître. À peine étions-nous assis, le serveur lui apportait, sans qu'il ait rien commandé, un café serré avec un pot de lait froid et prenait ma commande. Pavel s'est penché pour attraper la boîte à croissants sur la table voisine et, ravi, en a englouti trois, parlant la bouche pleine avec une infinie distinction. Pavel avait fui la Tchécoslovaquie depuis près de trente ans et vivait en France dans des conditions précaires. Il avait échappé in extremis à la purge qui avait emporté Slansky, l'ancien secrétaire général du parti communiste et Clementis, son ministre des Affaires étrangères dont il était un proche collaborateur. Ancien ambassadeur en Bulgarie, auteur d'un ouvrage de référence, La Paix de Brest-Litovsk : diplomatie et révolution, dont aucun éditeur parisien ne voulait, Pavel était gardien de nuit dans un hôtel à Saint- Germain-des-Prés où il vivait dans une petite chambre au dernier étage. Il espérait retrouver son frère aîné qui avait gagné les États-Unis à la fin de la guerre et attendait un visa qui lui était refusé à cause de son passé.
– Ils ne me donneront pas mon visa. Je ne reverrai pas mon frère.
– Je connais un attaché à l'ambassade. Je peux lui en parler.
– Ne te casse pas la tête. J'ai un dossier aussi gros que moi. Il paraît que je suis un des fondateurs du Parti communiste tchécoslovaque.
– C'est vrai ?
Lu dans le cadre du challenge proposition de Catherine
Challenge Prix Goncourt des Lycéens
2009