L'ancre des rêves – Gaëlle Nohant
Robert Laffont – mars 2007 – 379 pages
Présentation de l'éditeur :
" - Dis donc, gamin, on t'a pas appris qu' c'était pas poli de zieuter comme ça ? J'aime pas les malins. Fais bien attention à toi. Les morts marchent, ce soir. Fais bien attention à toi. Un long frisson le frigorifia comme une bourrasque giflant un corps trempé. Les morts marchent, ce soir. Une comptine dont il avait perdu le souvenir lui traversa la tête. " Faut boire à la santé des gars Qui sont coulés, au fond, en tas. "
Dans un petit village de la côte bretonne, chaque nuit, les enfants Guérindel, Benoît, Lunaire, Guinoux et le petit Samson, sont en proie à des cauchemars terrifiants qu'ils taisent à leurs parents... Enogat, leur mère, a toujours interdit à ses quatre fils d'approcher le bord de l'eau. Est-ce seulement pour les protéger des dangers de la nature ? Ou d'une autre menace qui ne dit pas son nom ? Entre conte fantastique et roman d'initiation, L'Ancre des rêves sonde le mystère des peurs d'enfant.
Auteur : Gaëlle Nohant, trente-quatre ans, est lauréate avec Jennifer D. Richard (Bleu poussière) de l'édition 2007 de la Résidence du premier roman consacrée à la littérature fantastique.
Mon avis : (lu en novembre 2009)
J'ai découvert ce livre grâce aux blogs et comme le promettait les divers billets, je n'ai pas été déçue. Toutes les nuits les enfants Guérindel Benoît, Lunaire, Guinoux et Samson sont hantés par d'horribles cauchemars : chacun le sien et toujours le même. Ils habitent en Bretagne, non loin de la mer, et Enogat, leur mère refuse qu'ils s'en approchent. Pourquoi ? Voilà le point de départ de ce roman original qui oscille entre le fantastique et l'aventure. Mais un jour, Lunaire décide d'agir sur son rêve en notant à son réveil tous ce dont il se souvient. Avec l’aide d'Ardélia, vieille dame de 90 ans et dernier témoin vivant des faits rêvés par Lunaire, il va mener un enquête qui nous transporte au début du XXème siècle sur les traces des pêcheurs Terre-neuvas et découvrir un secret de famille.
Je n'ai pas pu lâcher ce livre car l'histoire est superbement construite et les personnages sont si touchants. L'atmosphère est inquiétante, la Bretagne si présente et le lecteur est en permanence entre rêves et réalité... Un très beau roman original et plein de poésie.
Extrait : (début du livre)
Comme tous les soirs, Benoît Guérindel avait reculé par mille stratagèmes l’heure de monter se coucher. Qui, à sa place, eût été pressé de retrouver les images violentes qui ébranlaient sa caboche ? Mais l’heure redoutée du sommeil venait toujours, comme la mort, que rarement on invite.
Ce soir-là, comme toujours, il épia malgré lui le pas de sa mère dans le couloir, sentit son hésitation devant la porte close de la chambre qu’il partageait avec son frère cadet qui dormait déjà. Elle n’entrait plus leur souhaiter bonne nuit depuis longtemps. Ils avaient obtenu ça d’un commun accord, son frère cadet et lui. Ils étaient arrivés à la même conclusion par des itinéraires différents et silencieux : il fallait la tenir à l’écart. Elle ne pouvait rien pour eux. C’était triste, surtout pour elle. C’était une bonne mère, ils n’en doutaient pas, au fond.
Elle ne leur avait imposé que deux diktats. Et l’un comme l’autre étaient restés en travers de la gorge de Benoît, parce qu’ils n’avaient aucun sens à ses yeux, à la différence des autres interdits qu’elle leur imposait.
Quand il était enfant, il la revoyait lui dire : « Non, ne t’approche pas du feu, ça brûle ! » Avec son petit cerveau en construction, Benoît comprenait sur quelle arche s’appuyait le non. Il approchait sa main, se ravisait. Plus que pour la braver : pour se braver lui-même. Il redescendait les marches de l’escalier quand elle se fâchait. Il pouvait tomber. Soit. Un jour son frère était tombé, et il avait eu peur pour lui-même. Leur mère leur signalait des dangers. Son frère et lui s’en agaçaient parce qu’ils auraient voulu tendre la main et traverser les flammes sans avoir mal. Elle leur rappelait sans cesse qu’ils étaient trop petits pour leurs ambitions. Eux dont l’appétit de vivre ne connaissait pas de bornes. Eux qui avaient voulu courir avant de savoir marcher. Même Samson, le dernier de ses trois frères, était un concentré d’énergie pure, et il n’avait pas deux ans.
Mais, pensa Benoît avec ironie, cette mère si aimante avait négligé le plus nécessaire des avertissements : « Ne dormez pas, mes agneaux. Ne fermez jamais l’œil. Jamais. Vous m’entendez ? »
Se brûler la main n’était rien à côté de ce qu’il endurait, une fois entraîné dans la danse macabre du sommeil.
Souvent, il la haïssait pour tout cela. Et puis il croisait son regard, et sa haine le brûlait de remords. Elle ignorait tant de choses. Elle avait l’air solide, mais le fond d’elle était trouble.
Est-ce que les autres s’en doutaient, ou était-ce son privilège d’aîné, cette perspicacité empoisonnée ?
Son frère cadet était trop malin pour ne pas deviner l’essentiel. Les autres... les autres ne voulaient pas voir ce qui leur crevait les yeux.
Mais les quatre frères protégeaient leur mère du mal qui les frappait.
Tard dans la nuit, quand son rêve l’eut rejeté comme une marionnette après la farce, Benoît resta groggy, cherchant dans le noir la forme de son frère endormi. Cette vision, même en ombre chinoise, le rassurait toujours. Benoît avait presque deux ans de plus que Lunaire. Il ne pouvait pas lui dire qu’il se raccrochait à lui pour calmer sa panique, ni à quel point sa présence comptait. S’il commençait à évoquer ces choses-là, il se désagrégerait. Et céderait toute la place à cet être sans courage et sans force qu’il était dans son rêve.
Petite, où es-tu ? Pourquoi ton corps n’est pas couché sous les eaux ?
Benoît revit les fins cheveux blonds et bouclés disparaissant sous la surface glauque.
À cet instant, dans le silence de la chambre, il perçut des pleurs d’enfant. Un instant, il pensa mourir de trouille.
Puis il reconnut les sanglots rauques de son petit frère Samson.
Il envisagea de bondir de son lit. La chambre de Samson se trouvait au fond du couloir. Leur mère était plus loin, à l’étage en dessous. C’était à lui de se lever, sûrement. Samson était un costaud qui ne se réveillait pas la nuit, à moins d’une bonne raison. Il devait être malade. Ou bien il avait perdu son ours en peluche à l’autre bout du lit. Il suffirait de le lui rendre et le petit bonhomme se rendormirait aussi sec.
La vérité, c’est qu’il en était incapable. Encore hanté par son rêve, Benoît ne se sentait pas le courage de déplier ses jambes, de se mettre debout.
Il entendit du bruit à l’étage du bas. Sa mère se levait. Il frémit de honte. Il n’était bon à rien, et il le savait : ce privilège, il le devait à son cauchemar.