Le Chœur des femmes – Martin Winckler
POL – août 2009 - 602 pages
Je m'appelle Jean Atwood. Je suis interne des hôpitaux et major de ma promo. Je me destine à la chirurgie gynécologique. Je vise un poste de chef de clinique dans le meilleur service de France. Mais on m'oblige, au préalable, à passer six mois dans une minuscule unité de " Médecine de La Femme ", dirigée par un barbu mal dégrossi qui n'est même pas gynécologue, mais généraliste! S'il s'imagine que je vais passer six mois à son service, il se trompe lourdement. Qu'est-ce qu'il croit? Qu'il va m'enseigner mon métier? J'ai reçu une formation hors pair, je sais tout ce que doit savoir un gynécologue chirurgien pour opérer, réparer et reconstruire le corps féminin. Alors, je ne peux pas - et je ne veux pas - perdre mon temps à écouter des bonnes femmes épancher leur coeur et raconter leur vie. Je ne vois vraiment pas ce qu'elles pourraient m'apprendre.
Auteur : Né à Alger, en 1955, sous le nom de Marc Zaffran, Martin Winckler part en 1962 d'Algérie pour la France avec ses parents. Il passe son enfance à lire durant des journées entières et à écouter la radio. Dès 13 ans, enfant solitaire, il se met à écrire des nouvelles fantastiques inspirées de ses lectures. Après le bac, il part un an en Amérique où il comprend que devenir écrivain n'est ni scandaleux ni extravagant. De retour en France, il s'inscrit à la Faculté de médecine de Tours et devient un fervent lecteur de Georges Pérec. En 1983, après la mort de sa mère, il écrit 'Les Cahiers Marcoeurs' et se joint à la rédaction de la revue médicale 'Prescrire'. Dès 1984, il publie ses premières nouvelles sous le pseudonyme de Martin Winckler dans la revue 'Nouvelles Nouvelles'. En 1989, son premier roman 'La vacation' est publié et est lauréat du Festival du Premier Roman de Chambéry en 1990. En 1993, Martin Winckler cesse d'exercer la médecine et se consacre totalement à la traduction et à l'écriture.
Mon avis : (lu en novembre 2009)
J'avais beaucoup aimé " la maladie de Sachs " du même auteur et je me suis plongée dans ce nouveau livre de Martin Winkler avec beaucoup de plaisir et j'ai eu du mal à l'interrompre pour mes activités quotidiennes... Tout d'abord, j'aime beaucoup le titre du livre : "Le Chœur des femmes". Cette fois-ci, nous découvrons de l'intérieur la consultation de gynécologie du docteur Franz Karma, un ami du docteur Sachs à travers le regard de Jean Atwood interne de cinquième année qui se destine à la chirurgie gynécologique et qui doit y faire, un peu contre son gré, un stage de 6 mois. On retrouve tout l'esprit de « la maladie de Sachs », un médecin à l'écoute de ses patientes. Au début l'interne est déboussolé par les méthodes du docteur Karma mais peu à peu Jean va se « décoincer » et grâce aux patientes comprendre qu'un médecin est avant tout un soignant au service des patients. Le lecteur assiste aux rendez-vous où des femmes racontent leur vie, parle de contraception, de sexualité... Mais ce n'est pas tout car Jean et le docteur Karma ont leurs propres petits secrets qui seront peu à peu révélés, tenant ainsi le lecteur en haleine...
Avec ce roman, Martin Winkler est plein de tendresse pour les femmes, il dénonce le machisme de certains dans le milieu médical et qui ignorent la parole des femmes. Il nous indique aussi des méthodes de consultations ou de soins utilisées avec succès à l'étranger et que les médecins français par solidarité de corps se refusent d'utiliser au détriment du patient.
Ce petit service «Médecine de La Femme» est un havre de paix et d'humanité où chacun est à l'écoute et au service des patients. Ce livre m'a bouleversé. A lire sans modération !
Extrait : (page 23)
UNITÉ
Demande-toi toujours :
« Qu’est-ce qu’il/elle (me) veut? »
Je me trouve dans un autre couloir, long de quelques mètres seulement, au bout duquel une seconde porte vitrée donne sur un escalier extérieur. Un rayon de soleil éclaire le lino. À ma droite, deux portes fermées. L’une est celle des toilettes. La seconde porte un panonceau disant : « La conseillère sera de retour à 10 heures. » À ma gauche se trouve un petit secrétariat, séparé du couloir par un comptoir surmonté d’un volet mobile. Le volet est ouvert, une femme d’une quarantaine d’années – sans doute la silhouette que j’ai aperçue par la vitre – pose son sac sur le comptoir, le fouille et en tire une petite carte verte, qu’elle tend à une femme en blouse blanche assise derrière le comptoir.
Derrière le secrétariat, j’aperçois, à travers la demi-cloison surmontée d’une vitre, une salle d’attente sans fenêtre. Elle est vide.
À mon entrée, les deux femmes tournent la tête.
La quadra me salue de la tête sans ouvrir la bouche.
– Bonjour, fait la secrétaire en levant un sourcil.
Elle semble avoir la trentaine, à peine. Ses cheveux noirs sont retenus par des couettes de chaque côté de sa tête. Elle porte des bagues à chaque doigt ou presque, de grandes boucles et plusieurs piercings aux oreilles, un autre au-dessus de l'œil, un maquillage outrancier et un horrible tatouage en forme de toile d’araignée dans le cou. Elle me fait irrésistiblement penser à un personnage de je ne sais plus quelle série télé.
– Bonjour… dis-je de ma voix la plus grave et la plus ferme. Je suis le docteur Atwood, interne en gynécologie obstétrique. Je dois prendre mes fonctions… Ici.
Elle me lance un drôle de regard, mâchouille un chewing-gum et dit :
– Ah. O.K. Moi, chuis Aline, la secrétaire. Le docteur Karma m’a prévenue que vous veniez aujourd’hui. Il ne va pas tarder. Je vous fais patienter un peu pendant que je m’occupe du dossier de cette dame ?
– D’accord…
Il fait chaud dans ce couloir. J’ôte mon imperméable.
– Il y a une penderie dans le bureau, dit la secrétaire en me désignant la pièce contiguë au secrétariat.
En me forçant à sourire pour ne pas avoir l’air désagréable, histoire de ne pas la prendre à rebrousse-poil dès la première minute (la secrétaire d’un service, c’est parfois comme la femme du patron, une vraie teigne, une harpie, elle peut lui glisser ta lettre de licenciement au milieu de la pile et la lui faire signer sans qu’il s’en aperçoive – ils sont tellement cons, parfois), j’entre dans le bureau. Il est beaucoup plus petit que je ne l’imaginais. C’est probablement une ancienne chambre réaménagée, comme il y en a des dizaines dans cet hôpital. Au beau milieu, une cloison en bois fixée à deux rails métalliques sépare la pièce en deux. Côté fenêtre, j’aperçois une armoire, un bureau, un fauteuil à roulettes pour le médecin et deux larges sièges pour les patientes. Côté porte, le coin réservé aux soins, minuscule, est occupé par un lit d’examen aux pieds chromés ; contre le mur, un meuble de rangement et un lavabo sont surmontés par un placard mural.
La « penderie » dont a parlé la secrétaire est dans l’armoire qui se dresse face au bureau. Quand j’en ouvre les portes, je vois qu’elle contient, à droite, des cartons emplis de matériel divers (« spéculums », « compresses», « gants » « kits de frottis ») et, à gauche, des blouses blanches pendues sur des cintres métalliques. Sur la poche de poitrine de la première, je lis : « Franz Karma, médecin ». Pas « praticien hospitalier » ou « chef de service ». Juste « médecin ». Pfff…
Je pends mon imperméable sur un cintre, je case mon sac au fond de l’armoire, j’enfile la blouse prise au vestiaire en m’assurant que mon badge est bien fixé, et je ressors dans le couloir. La patiente vient de refermer son sac et pénètre dans la petite salle d’attente placée juste derrière la guérite de la secrétaire. Je m’approche du comptoir et je reste là, debout, sans rien dire. Sur le formica bleu du comptoir, la secrétaire a posé la liste des consultations de la matinée.
Unité 77. Planification.
Docteur Karma, mardi 19 février.
8 h 50, Yvonne B. : post-IVG + pose DIU.
9 h 15, Colette E. : consultation.
9 h 30, Denise M. : consultation
Et le même genre de chose sur dix ou douze lignes.
Le téléphone sonne. La secrétaire prend un crayon et répond.
– Unité 77, j’écoute. Non, madame, vous êtes à l’unité 77… Oui. Je comprends. Vous avez de quoi noter ? Je vais vous donner le numéro du centre d’IVG pour que vous preniez rendez-vous… Oui ? (Elle pose son crayon.) Vous êtes majeure ? Alors, l’entretien n’est obligatoire que pour les mineures, mais si vous avez des questions à poser, vous pouvez parler à une conseillère avant de voir le médecin. Oui… Bien sûr… Je comprends… Justement, je pense que ce serait bien que vous parliez avec Angèle Pujade, notre conseillère… Non, rassurez-vous, elle n’est pas là pour vous dissuader… Quand ça ? Oh, mais ça fait longtemps, ça, quinze ans ! Vous êtes devenue une autre femme, depuis… (Elle sourit.) Non, il n’y a pas de risque. Ça fait partie de la vie des femmes… Eh oui… (Elle rit de nouveau.) Ah, si vous voulez reparler de contraception ensuite, vous pouvez venir consulter ici, bien sûr. Les délais d’attente sont bien moins longs qu’avec les spécialistes de ville ou les médecins de la maternité… Oh, dix, douze jours… Non, pas plus. Et en cas d’urgence on vous reçoit dans la journée. Oui. Bien sûr… Je vous donne le numéro ?… Je vous en prie. Moi, je suis Aline, la secrétaire. Si vous avez la moindre question, n’hésitez pas à appeler… Je vous en prie. Au revoir.
Elle repose le téléphone et secoue la tête.
Je regarde ma montre. 9 h 5. Il m’avait dit neuf heures. Il est en retard. Sans quitter son écran des yeux, la secrétaire a dû apercevoir mon geste car elle dit :
– Franz ne va pas tarder.
« Franz » ?
Je ne réponds rien.
– Qu’est-ce que vous voulez faire, plus tard ? dit-elle.
– Que voulez-vous dire ? Ah. Comme spécialité ?
– Mmhhh…
Je la regarde, j’hésite, je finis par dire :
– De la chirurgie gynécologique…
– Vraiment ? Pourquoi venir ici, alors ?
Je ne sais pas quoi répondre. Elle mastique furieusement son chewing-gum et fait la moue.
– Ah, je comprends. On vous a dit de venir…
Je me tais. De quel droit cette connasse me juge-t-elle?
– Vous avez déjà reçu des femmes en consultation ?
– Bien sûr. Mais surtout en chirurgie…
– Aïe ! Bon, ben va falloir vous y mettre. Mais il n’est jamais trop tard pour apprendre.
Elle lève la tête et l’incline sur le côté, à présent. Je n’ai jamais vu une secrétaire me jeter pareil regard. La plupart restent distantes et gardent leur hostilité pour elles, mais celle-ci semble prendre plaisir à se moquer de moi.
Sans me démonter, je m’approche de la guérite, je pose la main sur le comptoir, je dis :
– Pas de problème.
Elle hoche la tête, sort un autre chewing-gum de la poche de sa blouse, colle le premier dans le papier, fourre le second dans sa bouche.
– Bon ! Franz aime les internes qui ont de la personnalité.
« Franz ». Ils ont gardé les vaches ensemble, ou quoi?
– Ah oui ? dis-je en tapotant le comptoir avec agacement.
– Yep. Ah, ce qu’on fait ici est moins passionnant que faire sauter des utérus ou engrosser des bourgeoises pressées, dit-elle en prenant une grosse voix. Mais c’est au moins aussi important…
Sa remarque me laisse sans voix. Son visage devient plus farouche.
– Désolée d’être agressive, mais vous venez de là-bas, explique-t-elle en tendant le menton en direction de la porte battante, et j’y ai fait de très mauvaises expériences avec des gens comme vous.
Je suis sur le point de lui rabattre son caquet en lui expliquant que je ne suis pas tout à fait « comme eux », mais elle tourne la tête vers la porte de rue.
– Ah… le voilà !
Je la regarde sans comprendre.
– Fr… le docteur Karma. Je viens de l’entendre passer sur son scooter.
Une demi-minute plus tard, une silhouette en caban bondit en haut des marches.
Le dos voûté, un petit sac à dos gris à la main, il entre, et lance : « Bonjour tout le monde. » Tandis que la porte se referme derrière lui, il s’avance dans ma direction, fait à la secrétaire un clin d'œil séducteur et un sourire auxquels elle répond par une œillade extatique avant de me désigner : « Voici… le docteur Atwood. »
Il me regarde et me tend la main.
– Docteur Atwood, Mmhhh… (Il y a dans sa voix grave, presque rauque, la même pointe d’ironie que dans celle de sa secrétaire.) Bienvenue ! Vous m’excusez une seconde ?
Et, sans me laisser le temps de répondre, il se détourne et entre dans le bureau de consultation.
Au moment où il disparaît, une femme gravit les marches à son tour, franchit la porte de rue et s’approche du comptoir, essoufflée et intimidée.
– Je suis en retard, je suis désolée… J’ai rendez-vous avec le Dr Karma.