Dans les bois éternels - Fred Vargas
Viviane Hamy, avril 2006, 442 p.
Présentation de l'éditeur
Envisager de raconter un roman de Fred Vargas frise le ridicule, aussi se contentera-t-on de dire qu’ici, comme dans Sous les vents de Neptune, Adamsberg est confronté à des résurgences de son passé qui le déstabilisent fortement. L’enquête qu’il mène sur la mort de deux gars qui se sont fait trancher la gorge à la Porte de la Chapelle le remet en présence d’Ariane Lagarde, la médecin légiste à laquelle il s’était opposé quelque vingt-cinq ans auparavant. Un de ses nouveaux collaborateurs ne semble pas particulièrement l’apprécier, ce qui le perturbe d’autant plus que ce lieutenant Veyrenc de Bilhc est béarnais comme lui, originaire du village voisin du sien.
Enfin Camille, dont il a eu un fils, qu’il garde régulièrement, semble voguer vers de nouvelles amours et s’être affranchie de leur liaison passionnelle pour glisser vers des relations amicales, qui ne lui conviennent absolument pas…
Dans les bois éternels est le dixième « rompol » de Fred Vargas. Ses précédents livres, traduits ou en cours de traduction dans plus de trente pays, ont reçu nombre de récompenses françaises et étrangères, dont le prix des Libraires, le prix des Lectrices ELLE, le Deutscher Krimipreis.
Biographie : Fred Vargas est née à Paris en 1957. Fred est le diminutif de Frédérique. Vargas est son nom de plume pour les romans policiers. Pendant toute sa scolarité, Fred Vargas ne cesse d'effectuer des fouilles archéologiques. Après le bac, elle choisit de faire des études d'histoire. Elle s'intéresse à la préhistoire, puis choisit de concentrer ses efforts sur le Moyen Âge. Elle a débuté sa « carrière » d'écrivain de roman policier par un coup de maître. Son premier roman Les Jeux de l'amour et de la mort, sélectionné sur manuscrit, reçut le Prix du roman policier du Festival de Cognac en 1986 et fut donc publié aux éditions du Masque. Depuis elle a écrit : Un lieu incertain (2008), Dans les bois éternels (2006), Sous les vents de Neptune (2004), Coule la Seine (2002), Pars vite et reviens tard (2001), Petit traité de toutes vérités sur l'existence (2001), Les quatre fleuves (en collaboration avec Edmond Baudoin) (2000), L'homme à l'envers (1999), Sans feu ni lieu (1997), Un peu plus loin sur la droite (1996), Debout les morts (1995), Ceux qui vont mourir te saluent (1994), L'homme aux cercles bleus (1992)
Mon avis : (lu en juin 2006)
Il a fallut que je lise 2 fois ce livre pour l'apprécier vraiment. En effet, l'intrigue est tortueuse mais superbement construite. J'aime toujours les personnages si savoureux et attachants de Vargas, Adamsberg commissaire atypique devenu papa de Tom, ses équipiers Danglard, encyclopédie vivante portée sur le vin blanc, la solide Retancourt, ou encore le fidèle Estalère, il y a aussi nouveau lieutenant dans son service, l'étrange Veyrenc. On retrouve le préhistorien Mathias (l'un des « évangélistes » de « Debout les Morts » mais aussi une légiste, un curé, le voisin espagnol, le chat, les clients d'un bar... Et toujours beaucoup d'humour distillé tout au long du livre.
Extrait :
« En coinçant le rideau de sa fenêtre avec une pince à linge, Lucio pouvait observer le nouveau voisin mieux à son aise. C’était un petit gars brun qui montait un mur de parpaings sans fil à plomb, et torse nu sous un vent frais de mars. Après une heure de guet, Lucio secoua rapidement la tête, comme un lézard met fin à sa sieste immobile, détachant de ses lèvres sa cigarette éteinte.
— Celui-là, dit-il en posant finalement son diagnostic, pas de plomb dans la tête, pas de plomb dans les mains. Il va sur son âne en suivant sa boussole. Comme ça l’arrange.
— Eh bien laisse-le, dit sa fille, sans conviction.
— Je sais ce que j’ai à faire, Maria.
— C’est surtout que tu aimes tracasser le monde avec tes histoires.
Le père fit claquer sa langue contre son palais.
— Tu parlerais autrement si t’avais des insomnies. L’autre nuit, je l’ai vue comme je te vois.
— Oui, tu me l’as dit.
— Elle a passé devant les fenêtres de l’étage, lente comme le spectre.
— Oui, répéta Maria, indifférente.
Le vieillard s’était redressé, appuyé sur sa canne.
— On aurait dit qu’elle attendait l’arrivée du nouveau, qu’elle se préparait pour sa proie.
Pour lui, ajouta-t-il avec un coup de menton vers la fenêtre.
— Lui, dit Maria, il va t’écouter d’une oreille et tout vider de l’autre.
— Ce qu’il en fera, ça le regarde. Donne-moi une cigarette, je vais me mettre en route.
Maria posa directement la cigarette sur les lèvres de son père et l’alluma.
— Maria, sacré Dieu, ôte le filtre.
Maria obéit et aida son père à enfiler son manteau. Puis elle glissa dans sa poche une petite radio, d’où sortaient en grésillant des paroles inaudibles. Le vieux ne s’en séparait jamais.
— Ne sois pas brutal avec le voisin, dit-elle en ajustant l’écharpe.
— Le voisin, il en a vu d’autres, crois-moi.
Adamsberg avait travaillé sans souci sous la surveillance du vieux d’en face, se demandant quand il se déciderait à venir le tester en chair et en os. Il le regarda traverser le petit jardin d’un pas balancé, haut et digne, beau visage crevé de rides, cheveux blancs intacts. Adamsberg allait lui tendre la main quand il s’aperçut que l’homme n’avait plus d’avant-bras droit. Il leva sa truelle en signe de bienvenue, et posa sur lui un regard calme et vide.
— Je peux vous prêter mon fil à plomb, dit le vieux civilement.
— Je me débrouille, répondit Adamsberg en calant un nouveau parpaing. Chez nous, on a toujours monté les murs à vue, et ils sont encore debout. Penchés, mais debout.
— Vous êtes maçon ?
— Non, je suis flic. Commissaire de police.
Le vieil homme cala sa canne contre le nouveau mur et boutonna son gilet jusqu’au menton, le temps d’absorber l’information.
— Vous cherchez de la drogue ? Des choses comme cela ?
— Des cadavres. Je suis dans la Criminelle.
— Bien, dit le vieux après un léger choc. Moi, j’étais dans le parquet.
Il adressa un clin d’oeil à Adamsberg.
— Pas le Parquet des juges, hein, le parquet en bois. Je vendais des parquets.
Un amuseur, dans son temps, songea Adamsberg en adressant un sourire de compréhension à son nouveau voisin, qui semblait apte à se distraire d’un rien sans le secours des autres. Un joueur, un rieur, mais des yeux noirs qui vous détaillaient à cru.
— Chêne, hêtre, sapin. En cas de besoin, vous savez où vous adresser. Il n’y a que des tomettes dans votre maison.
— Oui.
— C’est moins chaud que le parquet. Je m’appelle Velasco, Lucio Velasco Paz. Entreprise Velasco Paz & fille.
Lucio Velasco souriait largement, sans quitter le visage d’Adamsberg qu’il inspectait bout par bout. Ce vieux-là tournait autour du pot, ce vieux-là avait quelque chose à lui dire.
— Maria a repris l’entreprise. Tête sur les épaules, n’allez pas lui raconter des sornettes, elle n’aime pas cela.
— Quelles sortes de sornettes ?
— Des sornettes sur les revenants, par exemple, dit l’homme en plissant ses yeux noirs.
— Il n’y a pas de risque, je ne connais pas de sornette sur les revenants.
— On dit ça, et puis un jour, on en connaît une.
— Peut-être. Elle n’est pas bien réglée, votre radio. Vous voulez que je vous l’arrange ?
— Pour quoi faire ?
— Pour écouter les émissions.
— Non, hombre. Je ne veux pas entendre leurs âneries. À mon âge, on a gagné le droit de ne pas se laisser faire.
— Bien sûr, dit Adamsberg.
Si le voisin voulait trimballer dans sa poche une radio sans le son, et s’il voulait l’appeler « hombre », libre à lui. Le vieux ménagea une nouvelle pause, scrutant la manière dont Adamsberg calait ses parpaings.
— Cette maison, vous en êtes content ?
— Très.
Lucio fit une plaisanterie inaudible et éclata de rire. Adamsberg sourit avec gentillesse. Il y avait quelque chose de juvénile dans son rire, quand tout le reste de sa posture semblait indiquer qu’il était plus ou moins responsable du destin des hommes sur cette terre.
— Cent cinquante mètres carrés, reprit-il. Un jardin, une cheminée, une cave, une resserre à bois. Dans Paris, cela n’existe plus. Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi vous l’aviez eue pour une bouchée de pain ?
— Parce qu’elle était trop vieille, trop délabrée, je suppose.
— Et vous ne vous êtes pas demandé pourquoi on ne l’avait jamais démolie ?
— Elle est au fond d’une ruelle, elle ne gêne personne.
— Tout de même, hombre. Pas un acheteur depuis six ans. Ça ne vous a pas chiffonné, cela ?
— C’est-à-dire, M. Velasco, que je suis difficile à chiffonner.
Adamsberg racla l’excédent de ciment d’un coup de truelle.
— Mais supposez que cela vous chiffonne, insista le vieux. Supposez que vous vous demandiez pourquoi la maison ne trouvait pas preneur.
— Parce que les toilettes sont à l’extérieur. Les gens ne le supportent plus.
— Ils auraient pu construire un mur pour les relier, tout comme vous faites.
— Ce n’est pas pour moi que je le fais. C’est pour ma femme et mon fils.
— Sacré Dieu, vous n’allez pas faire vivre une femme ici ?
— Je ne crois pas. Ils ne feront que passer.
— Mais elle ? Elle ne va pas dormir ici ? Elle ?
Adamsberg fronça les sourcils, tandis que la main du vieux se posait sur son bras, cherchant son attention.
— Ne vous croyez pas plus fort qu’un autre, dit le vieil homme en baissant le ton. Vendez. Ce sont des choses qui nous échappent. C’est au-dessus de nous.
— Quoi ?
Lucio remua les lèvres, mâchant sa cigarette éteinte.
— Vous voyez cela ? dit-il en levant son avant-bras droit.
— Oui, répondit Adamsberg avec respect.
— Perdu quand j’avais neuf ans, pendant la guerre civile.
— Oui.
— Et des fois, ça me gratte. Ça me gratte sur mon bras manquant, soixante-neuf ans plus tard. À un endroit bien précis, toujours le même, dit le vieux en désignant un point dans le vide. Ma mère savait pourquoi : c’est la piqûre de l’araignée. Quand mon bras est parti, je n’avais pas fini de la gratter. Alors elle me démange toujours.
— Oui, bien sûr, dit Adamsberg en tournant son ciment sans bruit.
— Parce que la piqûre n’avait pas fini sa vie, vous comprenez ? Elle exige son dû, elle se venge. Ça ne vous rappelle rien ?
— Les étoiles, suggéra Adamsberg. Elles brillent encore alors qu’elles sont mortes.
— Si on veut, admit le vieux, surpris. Ou le sentiment : prenez un gars qui aime encore une fille, ou le contraire, alors que tout est foutu, vous saisissez la situation ?
— Oui.
— Et pourquoi le gars aime encore la fille ou le contraire ? Comment cela s’explique ?
— Je ne sais pas, dit Adamsberg, patient.
Entre deux coups de vent, le petit soleil de mars lui chauffait doucement le dos et il était bien, là, à fabriquer un mur dans ce jardin à l’abandon. Lucio Velasco Paz pouvait lui parler autant qu’il le voulait, cela ne le gênait pas.
— C’est tout simple, c’est que le sentiment n’a pas fini sa vie. Ça existe en dehors de nous, ces choses-là. Il faut attendre que ça se termine, il faut gratter le truc jusqu’au bout. Et si on meurt avant d’avoir fini de vivre, c’est pareil. Les assassinés continuent à traîner dans le vide, des engeances qui viennent nous démanger sans cesse.
— Des piqûres d’araignée, dit Adamsberg, bouclant la boucle.
— Des revenants, dit gravement le vieux. Vous comprenez maintenant pourquoi personne n’a voulu de votre maison ? Parce qu’elle est hantée, hombre.
Adamsberg acheva de nettoyer l’auge à ciment et se frotta les mains.
— Pourquoi pas ? dit-il. Cela ne me gêne pas. Je suis habitué aux choses qui m’échappent.
Lucio leva le menton et considéra Adamsberg avec un peu de tristesse.
— C’est toi, hombre, qui ne lui échappera pas, si tu fais ton malin. Qu’est-ce que tu te figures ? Que t’es plus fort qu’elle ?
— Elle ? C’est une femme ?
— C’est une revenante du siècle d’avant avant, de l’époque d’avant la Révolution. Une vieille malfaisance, une ombre.
Le commissaire passa lentement la main sur la surface rugueuse des parpaings.
— Ah oui ? dit-il d’un ton soudain pensif. Une ombre ? »