23 décembre 2008

Ceux qui vont mourir te saluent - Fred Vargas

Ceux_qui_vont_mourir_te_saluent 2ème roman paru en 1986

Viviane Hamy, juin 1994, 200 p.

J'ai lu, mars 2001, 189 p.

Résumé :

L'éditeur d'art parisien Henri Valhubert est contacté par un collectionneur pour expertiser un dessin de Michel-Ange jusqu'alors inconnu. Il reconnaît la patte du maître italien et estime qu'il s'agit d'une gravure volée. À l'odeur du papier, il pense qu'elle pourrait provenir d'un fonds d'archives inexploré de la Bibliothèque vaticane. Pour faire la lumière sur cette affaire, l'éditeur décide de se rendre à Rome où son fils Claude poursuit en dilettante ses études en compagnie de deux amis, Thibault dit Tibère et David dit Néron, tous deux amoureux de Laura, la belle-mère de Claude. Chaque mois, celle-ci se rend à Rome, et tout le monde se retrouve chez Gabriella, une jeune femme qui a été élevée par l'évêque Lorenzo Vitelli, correspondant des trois étudiants. À peine arrivé, Henri Valhubert se met en quête de son rejeton au cœur d'une grande fête devant le palais Farnèse. Mais bientôt, Tibère le retrouve mort, empoisonné par un cocktail contenant de la ciguë.

Biographie : Fred Vargas est née à Paris en 1957. Fred est le diminutif de Frédérique. Vargas est son nom de plume pour les romans policiers. Pendant toute sa scolarité, Fred Vargas ne cesse d'effectuer des fouilles archéologiques. Après le bac, elle choisit de faire des études d'histoire. Elle s'intéresse à la préhistoire, puis choisit de concentrer ses efforts sur le Moyen Âge. Elle a débuté sa « carrière » d'écrivain de roman policier par un coup de maître. Son premier roman Les Jeux de l'amour et de la mort, sélectionné sur manuscrit, reçut le Prix du roman policier du Festival de Cognac en 1986 et fut donc publié aux éditions du Masque. Depuis elle a écrit : Un lieu incertain (2008), Dans les bois éternels (2006), Sous les vents de Neptune (2004), Coule la Seine (2002), Pars vite et reviens tard (2001), Petit traité de toutes vérités sur l'existence (2001), Les quatre fleuves (en collaboration avec Edmond Baudoin) (2000), L'homme à l'envers (1999), Sans feu ni lieu (1997), Un peu plus loin sur la droite (1996), Debout les morts (1995), Ceux qui vont mourir te saluent (1994), L'homme aux cercles bleus (1992)

Mon avis : Dans ce roman, c'est Rome et Le Vatican qui sont précisement décrits. On y rencontre trois  personnages originals : “ Claude ”, “ Tibère ” et “ Néron ”, les trois étudiants à l'École française, forment un “ triumvirat ”. Les autres personnages sont  l'inspecteur Richard Valence, la belle Laura Valhubert, l'évêque Lorenzo Vitelli... L'intrigue est passionnante, les fausses pistes nombreuses

Extrait : « Les deux jeunes gens tuaient le temps dans la gare centrale de Rome.

À quelle heure arrive son train? demanda Néron.

Dans une heure vingt, dit Tibère. 

Tu comptes rester comme ça longtemps? Tu comptes rester à attendre cette femme sans bouger ?

Oui.

Néron soupira. La gare était vide, il était huit heures du matin, et il attendait ce foutu Palatino en provenance de Paris. Il regarda Tibère qui s’était allongé sur un banc, les yeux fermés. Il pouvait très bien s’en aller doucement et retourner dormir.

Reste là, Néron, dit Tibère sans ouvrir les yeux.

Tu n’as pas besoin de moi.

Je veux que tu la voies.

Bon.

Néron se rassit lourdement.

Quel âge a-t-elle ?

Tibère compta dans sa tête. Il ne savait pas au juste quel âge Laura pouvait bien avoir. Il avait treize ans et Claude douze quand ils s’étaient connus à l’école, et à cette époque, ça faisait déjà pas mal de temps que le père de Claude s’était remarié avec Laura. Ce qui fait qu’elle devait avoir presque vingt ans de plus qu’eux. Il avait cru longtemps qu’elle était la mère de Claude.

Quarante-trois ans, dit-il.

Bon.

Néron laissa passer un moment. Il avait trouvé une lime dans sa poche, et il s’occupait à arrondir ses ongles.

J’ai déjà rencontré le père de Claude, dit-il. Il n’a rien de spécial. Explique-moi pourquoi cette Laura a épousé un type qui n’a rien de spécial.

Tibère haussa les épaules.

Ça ne s’explique pas. Je suppose qu’elle aime Henri tout de même et qu’on ne sait pas pourquoi.

C’est vrai que Tibère s’était souvent posé cette question. Qu’est-ce que foutait Laura, singulière et magnifique, dans les bras de ce type si sérieux et si compassé, ça ne s’expliquait pas. On n’avait même pas l’impression que Henri Valhubert se rendait compte à quel point sa femme était singulière et magnifique. Tibère serait mort d’ennui sur l’instant s’il avait dû vivre avec Henri, mais Laura n’avait pas l’air d’en mourir. Claude lui-même trouvait inouï que son père ait réussi à épouser une femme comme Laura. « C’est sûrement un miracle, profitons-en », disait-il. C’était un problème auquel Claude et lui avaient d’ailleurs cessé de penser depuis longtemps, et qu’ils résolvaient toujours en concluant, « Ça ne s’explique pas ».

Ça ne s’explique pas, répéta Tibère. Qu’est-ce que tu fabriques avec cette lime à ongles ?

Je mets à profit notre attente pour porter mon apparence à la perfection. Si tu es intéressé, ajouta-t-il après un silence, je possède une deuxième lime.

Tibère se demanda si c’était une si bonne idée que ça de présenter Néron à Laura. Laura avait des morceaux très fragiles. On tape dessus, ça s’effondre.

II

Henri Valhubert n’aimait pas les choses dérangeantes.

Il ouvrit la main et la laissa retomber sur la table avec un soupir.

C’en est un, dit-il.

Vous en êtes sûr? demanda son visiteur.

Henri Valhubert leva un sourcil.

Pardonnez-moi, dit l’homme. Si c’est vous qui le dites.

C’est un griffonnage de Michel-Ange, continua Valhubert, un morceau de torse et une cuisse, qui se promènent en plein Paris.

Un griffonnage ?

Exactement. C’est un gribouillis du soir, et qui vaut des millions parce qu’il ne provient d’aucune collection privée ou publique connue. C’est un inédit, du jamais vu. Une cuisse griffonnée qui se promène en plein Paris. Achetez-la et vous ferez une affaire superbe. À moins bien sûr qu’elle n’ait été volée.

On ne peut pas voler un Michel-Ange aujourd’hui. Ça ne pousse pas dans les greniers.

Si, à la Vaticane… Les fonds d’archives immenses de la Bibliothèque vaticane… Ce papier sent la Vaticane.

Il sent ?

Il sent, oui.

C’était idiot. Henri Valhubert savait bien que n’importe quel vieux papier sent exactement la même chose qu’un autre vieux papier. Il le repoussa avec agacement. Alors? Pourquoi était-il ému? Ce n’était pas le moment de penser à Rome. Surtout pas. Il faisait tellement chaud, avant, à la Vaticane, quand il était lancé dans cette quête frénétique d’images baroques, avec les bruits du papier qu’il déplaçait dans le silence. Est-ce qu’il était encore frénétique maintenant? Plus du tout. Il dirigeait quatre affaires d’éditions d’art, il brassait un tas de fric, on courait pour lui demander conseil, on s’excusait avant de lui parler, son fils se dérobait devant lui, et même Laura, sa femme, hésitait à l’interrompre. Alors que quand il avait connu Laura, elle se foutait bien de l’interrompre. Elle venait l’attendre le soir à Rome sous les fenêtres du Palais Farnèse, avec une grande chemise blanche à son père qu’elle serrait à la ceinture. Il lui racontait ce qu’il avait sorti dans la journée de la chaleur de la vieille Vaticane, et Laura écoutait gravement, le profil busqué. Et puis tout d’un coup, elle s’en foutait et elle l’interrompait.

Et maintenant plus du tout. Maintenant ça faisait dix-huit ans et même Michel-Ange le rendait mélancolique. Henri Valhubert avait les souvenirs en horreur. Pourquoi ce type venait-il lui mettre sous le nez ce papier puant? Et pourquoi était-il encore assez snob pour prendre du plaisir à dire « la Vaticane », comme il aurait parlé nonchalamment d’une vieille amie, au lieu de dire « la Bibliothèque vaticane », comme tout le monde, avec respect ? Et pourquoi Laura filait-elle à Rome presque tous les mois ? Est-ce que ses parents croupissant loin de la grande ville exigeaient autant de voyages ?

Il n’avait même pas envie de souffler sa découverte à ce type, alors que ça lui était si facile. Ce type pouvait bien garder sa cuisse de Michel-Ange, ça l’indifférait.

Après tout, reprit-il, ça peut légitimement venir d’une petite collection italienne quelconque. Les deux hommes qui sont passés vous le proposer, quel était leur genre ?

Ils n’avaient pas de genre. Ils m’ont dit qu’ils l’avaient acheté à un particulier à Turin.

Valhubert ne répondit pas.

Alors qu’est-ce que je fais? demanda l’homme.

Je vous l’ai dit, achetez-le! C’est donné. Et soyez aimable, faites m’en parvenir un cliché, et prévenez-moi s’il y en a d’autres. On ne sait jamais.

Sitôt seul, Henri Valhubert ouvrit grand la fenêtre de son bureau pour respirer l’air de la rue de Seine et chasser cette odeur de vieux papier et de cette Vaticane. Laura devait entrer en gare de Rome maintenant. Et ce jeune cinglé de Tibère devait sûrement l’attendre pour lui porter ses bagages. Comme d’habitude. »

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L'Homme aux cercles bleus - Fred Vargas

l_homme_aux_cercles_bleus  L_homme_aux_cercles_bleus_1

Viviane Hamy, mars 1996, 213 p.

J'ai lu, 2002, 219 p.

PRIX DU FESTIVAL DE SAINT-NAZAIRE 1992

Présentation de l'éditeur :

" Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors ? " Depuis quatre mois, cette phrase accompagne des cercles bleus qui surgissent la nuit, tracés à la craie sur les trottoirs de Paris. Au centre de ces cercles, prisonniers, un débris, un déchet, un objet perdu : trombone, bougie, pince à épiler, patte de pigeon... Le phénomène fait les délices des journalistes et de quelques psychiatres qui théorisent un maniaque, un joueur. Le commissaire Adamsberg, lui, ne rit pas. Ces cercles et leur contenu hétéroclite sont de, mauvais augure. Il le sait, il le sent : bientôt, de l'anodin saugrenu on passera au tragique. Il n'a pas tort. Un matin, c'est le cadavre d'une femme égorgée que l'on trouve au milieu d'un de ces cercles bleus.

Auteur : Fred Vargas est née à Paris en 1957. Fred est le diminutif de Frédérique. Vargas est son nom de plume pour les romans policiers. Pendant toute sa scolarité, Fred Vargas ne cesse d'effectuer des fouilles archéologiques. Après le bac, elle choisit de faire des études d'histoire. Elle s'intéresse à la préhistoire, puis choisit de concentrer ses efforts sur le Moyen Âge. Elle a débuté sa « carrière » d'écrivain de roman policier par un coup de maître. Son premier roman Les Jeux de l'amour et de la mort, sélectionné sur manuscrit, reçut le Prix du roman policier du Festival de Cognac en 1986 et fut donc publié aux éditions du Masque. Depuis elle a écrit : Un lieu incertain (2008), Dans les bois éternels (2006), Sous les vents de Neptune (2004), Coule la Seine (2002), Pars vite et reviens tard (2001), Petit traité de toutes vérités sur l'existence (2001), Les quatre fleuves (en collaboration avec Edmond Baudoin) (2000), L'homme à l'envers (1999), Sans feu ni lieu (1997), Un peu plus loin sur la droite (1996), Debout les morts (1995), Ceux qui vont mourir te saluent (1994), L'homme aux cercles bleus (1992)

Mon avis :
Fred Vargas est un auteur de roman policier que j'aime beaucoup. Je ne lâche pas le livre de la première à la dernière page... J'aime beaucoup l'ambiance, les descriptions de Paris mais surtout les personnages si particuliers : souvent loufoques et décalés mais toujours très attachants.
« L'homme aux cercles bleus » est le premier roman policier de Fred Vargas où apparaît le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg. Il est paru en 1991. Le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg est un anti-héros, il est bourru, flâneur mais intuitif. Adrien Danglard est l'adjoint d'Adamsberg, inspecteur très cultivé, divorcé, père de 5 enfants, grand consommateur de vin blanc et de bière. Mathilde est une océanographe de renom qui s'amuse à suivre des inconnus au hasard des rues. C'est au cours de cette passion singulière qu'elle croise un homme qui entoure des fragments de vie à la craie bleue. Cette filature va prendre une importance toute particulière...

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Une adaptation à la télévision de ce roman a été faite par José Dayan et diffusée le 28 octobre 2009. C'est le troisième téléfilm de la série Collection Fred Vargas. Il y a donc quelques différences avec le livre car Josée Dayan a pris le partie d'en faire une suite à son premier téléfilm "Sous les vents de Neptune" (1 et 2), alors que c'est le premier roman de Vargas où apparaît le commissaire Adamsberg.
La distribution : Jean-Hugues Anglade (Jean-Baptiste Adamsberg), Charlotte Rampling (Mathilde Forestier), Jacques Spiesser (Adrien Danglard), Jean-Pierre Léaud (Louis Le Nermord), Stanislas Merhar (Charles Reyer), Hélène Fillières (Camille Forestier), Corinne Masiero (Violette Retancourt), Didier Terron (Joseph Favre), Philippe Magnan (Vercors-Laury)

Extrait : « Mathilde sortit son agenda et nota : « Le type qui est assis à ma gauche se fout de ma gueule. » Elle but une gorgée de bière et jeta un nouveau coup d’oeil à son voisin, un type immense qui pianotait sur la table depuis dix minutes. Elle ajouta sur son agenda : « Il s’est assis trop près de moi, comme si l’on se connaissait alors que je ne l’ai jamais vu. Certaine que je ne l’ai jamais vu. On ne peut pas raconter grandchose d’autre sur ce type qui a des lunettes noires. Je suis à la terrasse du Café Saint-Jacques et j’ai commandé un demi-pression. Je le bois. Je me concentre bien sur cette bière. Je ne vois rien de mieux à faire. » Le voisin de Mathilde continuait à pianoter.

— Il se passe quelque chose? demanda-t-elle.

Mathilde avait la voix grave et très ébréchée. L’homme jugea que c’était une femme, et qu’elle fumait autant qu’elle le pouvait.

— Rien. Pourquoi? demanda l’homme.

— Je crois que ça m’énerve de vous voir tambouriner sur la table. Tout me crispe aujourd’hui.

Mathilde termina sa bière. C’était fade, typique d’un dimanche. Mathilde avait l’impression de souffrir plus que d’autres de ce mal assez commun qu’elle appelait le mal du septième jour.

— Vous avez environ cinquante ans, je suppose? demanda l’homme, sans s’écarter d’elle.

— Possible, dit Mathilde.

Elle fut contrariée. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire à ce type? À l’instant, elle venait de s’apercevoir que le filet d’eau de la fontaine d’en face, dévié par le vent, mouillait le bras d’un ange sculpté en contrebas, et ça, c’était peut-être des instants d’éternité. Au fond, ce type était en train de lui gâcher le seul instant d’éternité de son septième jour. Et puis d’ordinaire, on lui donnait dix ans de moins. Elle le lui dit.

— Et alors ? dit l’homme. Je ne sais pas estimer à l’ordinaire des autres. Mais je suppose que vous êtes plutôt belle, ou je me trompe ?

— Il y a quelque chose qui cloche sur mon visage ? Vous n’avez pas l’air très fixé, dit Mathilde.

— Si, dit l’homme, je suppose que vous êtes plutôt belle, mais je ne peux pas le jurer.

— Faites donc comme vous voulez, dit Mathilde. En tous les cas, vous, vous êtes beau, et je peux le jurer si ça peut vous être utile. En réalité, c’est toujours utile. Et puis je vais vous laisser. Au fond, je suis trop crispée aujourd’hui pour avoir envie de parler à des types dans votre genre.

— Je ne suis pas détendu non plus. J’allais voir un appartement à louer et c’était déjà pris. Et vous?

— J’ai laissé filer quelqu’un à qui je tenais.

— Une amie ?

Non, une femme que je suivais dans le métro. J’avais pris pas mal de notes et d’un seul coup, je l’ai perdue. Vous voyez ça un peu ?

— Non. Je ne vois rien.

— Vous n’essayez pas, voilà le fond de la chose.

— C’est évident que je n’essaie pas.

— Vous êtes pénible comme homme.

— Oui, je suis pénible. Et en plus je suis aveugle.

— Bon Dieu, dit Mathilde, je suis désolée.

L’homme se tourna vers elle avec un sourire assez mauvais.

— Pourquoi désolée? dit-il. Tout de même, ce n’est pas votre faute.

Mathilde se dit qu’elle devrait s’arrêter de parler. Mais elle savait aussi qu’elle n’y arriverait pas.

— C’est la faute à quoi? demanda-t-elle.

L’aveugle beau, comme Mathilde l’avait déjà nommé dans sa tête, se réinstalla de trois quarts dos.

— À une lionne que je disséquais pour comprendre le système de locomotion des félins.

Qu’est-ce qu’on s’en fout du système de locomotion des félins! Parfois je me disais, c’est formidable, et d’autres fois je pensais, bon sang, les lions, ça marche, ça recule, ça saute, et c’est tout ce qu’il y a à en savoir. Un jour, j’ai eu un coup de scalpel maladroit …

— Et tout a giclé.

— C’est vrai. Comment vous le savez ?

— Il y a eu un gars, celui qui a construit la colonnade du Louvre, qui a été tué comme ça, par un chameau pourri étalé sur une table. Mais c’était il y a longtemps et c’était un chameau. Ça fait pas mal de différences en fait.

— Mais le pourri reste le pourri. Le pourri a sauté dans mes yeux. J’ai été expédié dans le noir. Fini, plus moyen de regarder. Merde.

— C’était une saloperie de lionne. J’ai connu un animal comme ça. Ça fait combien de temps?

— Ça fait onze ans. Si ça se trouve elle rigole bien à l’heure qu’il est, la lionne. Enfin moi aussi je rigole parfois maintenant. Mais sur le coup, non. Un mois plus tard, je suis retourné au laboratoire et j’ai tout saccagé, j’ai étalé du pourri partout, je voulais que le pourri aille dans les yeux de tout le monde et j’ai foutu en l’air tout le travail de l’équipe sur la locomotion des félins. Bien entendu, je n’en ai pas retiré de satisfaction. J’ai été déçu.

— Quelle couleur ils avaient, vos yeux ?

— Noirs comme des martinets, noirs comme les faucilles du ciel.

Et maintenant ils sont comment ?

Personne n’a osé me les décrire. Noirs, rouges et blancs, je crois. Les gens s’étranglent quand ils les voient. J’imagine que le spectacle est abominable. Je ne retire plus jamais mes lunettes.

— Moi je veux bien les voir, dit Mathilde, si vous voulez vraiment savoir comment ils sont. L’abominable, ça ne m’embarrasse pas.

— On dit ça. Et après on pleure.

— Un jour en plongée, un requin m’a mordu la jambe.

— D’accord , ça ne doit pas être beau.

— Qu’est-ce que vous regrettez le plus de ne plus voir?

— Vos questions m’assassinent. On ne va pas parler des lions et des requins et des sales bestioles toute la journée.

— Non, sans doute pas.

— Je regrette des filles. C’est très banal.

— Les filles sont parties après la lionne?

— Faut croire. Vous ne m’avez pas dit pourquoi vous suiviez cette femme?

— Pour rien. Je suis des quantités de gens vous savez. C’est plus fort que moi.

— Votre amant est parti après le requin?

— Parti, et d’autres sont venus.

— Vous êtes une femme singulière.

— Pourquoi dites-vous ça? dit Mathilde.

— À cause de votre voix.

— Qu’est-ce que vous entendez, vous, dans les voix?

— Allons, je ne peux pas vous le dire! Que me resterait-il, bon Dieu? Il faut bien laisser quelque chose à l’aveugle, madame, dit l’homme avec un sourire.

Il se leva pour partir. Il n’avait même pas bu son verre.

— Attendez. Comment vous appelle-t-on? dit Mathilde.

L’homme hésita.

— Charles Reyer, dit-il.

— Merci. Je m’appelle Mathilde.

L’aveugle beau dit que c’était un nom assez chic, que la reine Mathilde avait régné en Angleterre au XIIe siècle, et il partit, en se guidant du doigt le long du mur. Mathilde se foutait du XIIe siècle et elle vida le verre de l’aveugle en fronçant les sourcils. Longtemps, pendant des semaines, au cours de ses excursions en trottoirs, Mathilde chercha en même temps l’aveugle beau du bord de ses regards. Elle ne le trouvait pas. Elle lui donnait trente-cinq ans. »

 

 

 

 

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Le Petit Bol de porcelaine bleue - Françoise Legendre

le_petit_bol_de_porcelaine_bleu Seuil jeunesse - mai 1996 - 132 pages

Quatrième de couverture :

Andrei est un enfant ; il aime jouer, rêver, apprendre des mots de français et goûter sous les yeux de sa grand-mère qui l'adore. Mais la vie est dure dans la Roumanie communiste des années 80.

Ses parents partent un jour et ne reviennent pas : c'est lui qui devra les rejoindre, plus tard...

Andrei doit soudain devenir adulte : il lui faut apprendre à maîtriser sa souffrance et sa peur, entourer sa grand-mère, se protéger des regards hostiles et, surtout, apprendre à attendre.

Le petit bol de porcelaine bleue qu'il retrouve un jour va l'aider à tenir...

Auteur : Née à Caen en 1955, mariée, mère de deux adolescents, Françoise Legendre exerce avec passion son métier de bibliothécaire. A trente-huit ans, elle réalise son rêve de devenir écrivain en publiant son premier livre. Elle se spécialise rapidement dans les ouvrages pour la jeunesse. Françoise Legendre est conservatrice générale des Bibliothèques de Rouen.

Mon avis : (lu en avril 2007)

Ce roman est plein d’émotions et de sensibilité, c’est un très beau témoignage de l’auteur qui a vécu une épreuve semblable. On découvre que la vie est difficile sous Ceausescu, il faut mentir aux officiels pour protéger ceux qu’on aime. On est admiratif devant ce jeune garçon de 9 ans si courageux. 

Extrait :

"Pendant neuf ans, j'ai habité appartement 36, bloc 3, strada Justitsiei, à Braïla, en Roumanie. Je n'ai jamais oublié cette adresse. Mon immeuble était comme les autres, jeté sur un grand terrain vague où les papiers sales voletaient sur une herbe rase, boueuse dès octobre, grise de poussière aux beaux jours. Certains immeubles étaient restés en chantier : les fenêtres sans vitres, les portes donnant sur le vide et sans doute les histoires de brigands cachés dans les caves me faisaient peur. Il y avait souvent des carreaux cassés. En hiver, la petite ampoule éclairait à peine les paliers. Lorsque je rentrais et qu'il faisait déjà sombre, je grimpais en courant les cinq étages.
Quand j'arrivais, la clef tournait déjà dans la ser­rure de la porte de l'appartement avant que je n'aie eu le temps de toucher la clenche. Bunica était là, elle guettait mon retour. Je montrais mon étonnement, rien que pour voir ce petit sourire apparaître sur sa bouche, accompagné d'un léger haussement d'épaules qui voulait dire : «Mais non, il n'y a rien d'étonnant, je suis ta Bunica...»
Elle était seule en fin d'après-midi et me faisait asseoir en s'empressant de me servir un goûter. Rien à voir avec les goûters d'ici... C'était du pain, du thé brûlant, de la dulceatsa, cette confiture de cerises tellement sucrée et douce qu'il fallait boire entre chaque cuillerée. Bunica me regardait, assise sur un coin de chaise. Elle était toute menue - j'étais sûr d'être vite plus grand qu'elle -, mais elle se tenait très droite, ses cheveux gris argenté bien maintenus par des peignes qu'elle réajustait sans cesse.
Mes parents rentraient plus tard. Ils travaillaient tous les deux dans une sorte d'usine autour d'un puits de pétrole, un «combinat». Leur travail me paraissait compliqué, lointain. Ils parlaient toujours du laboratoire. Par moments, ils semblaient contents, enthousiastes, d'autres fois, ils rentraient abattus pour des raisons qui restaient pour moi totalement mystérieuses. Ma mère, toujours bien coiffée, laissait alors s'échapper des mèches de longs cheveux noirs de son chignon bas, des cernes se creusaient sous ses yeux gris. Ces soirs-là, elle m'embrassait sans y penser et tout ce que faisait Bunica l'agaçait. Il n'y avait pas grand-place quand nous étions là tous les quatre. Bunica avait son lit dans la salle à manger, tout recouvert de coussins brodés pendant la journée : c'est dans cette pièce aussi que je m'installais pour travailler ou pour lire, le dos appuyé contre le buffet. Souvent, Bunica cousait ou repassait à un bout de la table, pendant que mes cahiers s'étalaient à l'autre bout.
Tous les soirs, elle venait s'asseoir à côté de moi pour suivre mon travail. Ensuite, elle me proposait des mots de français, me désignant les parties du visage, du corps, des meubles, des couleurs... Ses yeux brillaient. Elle me fixait pour tester ma compréhension, le ne comprenais pas tout, mais une rivière coulait vers moi et je me laissais flotter.
J'appréhendais les leçons d'histoire qui donnaient quelquefois lieu à des discussions entre mon père et Bunica. Il avait toujours le dernier mot en lançant :
- Andrei doit apprendre ce qu'on lui demande d'apprendre, ne te mêle pas de ça !
Combien de fois ai-je vu Bunica se détourner, disparaître dans la cuisine, toute seule. Je ne comprenais pas leur discussion ni cette colère froide, je n'osais pas demander.
Mon père était très brun, ses cheveux faisaient des crans, il avait les yeux noirs. Souvent, il regardait ailleurs : je lui parlais de l'école, de M. Teodorescu, le vieil instituteur, de mes amis. Très vite, son regard flottait. Il ne m'entendait même plus, je me taisais. Moi aussi, bientôt, je rêvais.
J'entendais presque tous les jours :
- Andrei, reviens avec nous ! Toujours dans la lune, hein !
M. Teodorescu me pardonnait mes rêveries parce que j'apprenais vite, mais Virgil, Mihai ou Grigore, mon meilleur ami, ne rataient pas une occasion de se moquer de moi !
- Andrei va encore se faire pincer !"

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