Ceux qui vont mourir te saluent - Fred Vargas
Viviane Hamy, juin 1994, 200 p.
J'ai lu, mars 2001, 189 p.
Résumé :
L'éditeur d'art parisien Henri Valhubert est contacté par un collectionneur pour expertiser un dessin de Michel-Ange jusqu'alors inconnu. Il reconnaît la patte du maître italien et estime qu'il s'agit d'une gravure volée. À l'odeur du papier, il pense qu'elle pourrait provenir d'un fonds d'archives inexploré de la Bibliothèque vaticane. Pour faire la lumière sur cette affaire, l'éditeur décide de se rendre à Rome où son fils Claude poursuit en dilettante ses études en compagnie de deux amis, Thibault dit Tibère et David dit Néron, tous deux amoureux de Laura, la belle-mère de Claude. Chaque mois, celle-ci se rend à Rome, et tout le monde se retrouve chez Gabriella, une jeune femme qui a été élevée par l'évêque Lorenzo Vitelli, correspondant des trois étudiants. À peine arrivé, Henri Valhubert se met en quête de son rejeton au cœur d'une grande fête devant le palais Farnèse. Mais bientôt, Tibère le retrouve mort, empoisonné par un cocktail contenant de la ciguë.
Biographie : Fred Vargas est née à Paris en 1957. Fred est le diminutif de Frédérique. Vargas est son nom de plume pour les romans policiers. Pendant toute sa scolarité, Fred Vargas ne cesse d'effectuer des fouilles archéologiques. Après le bac, elle choisit de faire des études d'histoire. Elle s'intéresse à la préhistoire, puis choisit de concentrer ses efforts sur le Moyen Âge. Elle a débuté sa « carrière » d'écrivain de roman policier par un coup de maître. Son premier roman Les Jeux de l'amour et de la mort, sélectionné sur manuscrit, reçut le Prix du roman policier du Festival de Cognac en 1986 et fut donc publié aux éditions du Masque. Depuis elle a écrit : Un lieu incertain (2008), Dans les bois éternels (2006), Sous les vents de Neptune (2004), Coule la Seine (2002), Pars vite et reviens tard (2001), Petit traité de toutes vérités sur l'existence (2001), Les quatre fleuves (en collaboration avec Edmond Baudoin) (2000), L'homme à l'envers (1999), Sans feu ni lieu (1997), Un peu plus loin sur la droite (1996), Debout les morts (1995), Ceux qui vont mourir te saluent (1994), L'homme aux cercles bleus (1992)
Mon avis : Dans ce roman, c'est Rome et Le Vatican qui sont précisement décrits. On y rencontre trois personnages originals : “ Claude ”, “ Tibère ” et “ Néron ”, les trois étudiants à l'École française, forment un “ triumvirat ”. Les autres personnages sont l'inspecteur Richard Valence, la belle Laura Valhubert, l'évêque Lorenzo Vitelli... L'intrigue est passionnante, les fausses pistes nombreuses
Extrait : « Les deux jeunes gens tuaient le temps dans la gare centrale de Rome.
— À quelle heure arrive son train? demanda Néron.
— Dans une heure vingt, dit Tibère.
— Tu comptes rester comme ça longtemps? Tu comptes rester à attendre cette femme sans bouger ?
— Oui.
Néron soupira. La gare était vide, il était huit heures du matin, et il attendait ce foutu Palatino en provenance de Paris. Il regarda Tibère qui s’était allongé sur un banc, les yeux fermés. Il pouvait très bien s’en aller doucement et retourner dormir.
— Reste là, Néron, dit Tibère sans ouvrir les yeux.
— Tu n’as pas besoin de moi.
— Je veux que tu la voies.
— Bon.
Néron se rassit lourdement.
— Quel âge a-t-elle ?
Tibère compta dans sa tête. Il ne savait pas au juste quel âge Laura pouvait bien avoir. Il avait treize ans et Claude douze quand ils s’étaient connus à l’école, et à cette époque, ça faisait déjà pas mal de temps que le père de Claude s’était remarié avec Laura. Ce qui fait qu’elle devait avoir presque vingt ans de plus qu’eux. Il avait cru longtemps qu’elle était la mère de Claude.
— Quarante-trois ans, dit-il.
— Bon.
Néron laissa passer un moment. Il avait trouvé une lime dans sa poche, et il s’occupait à arrondir ses ongles.
— J’ai déjà rencontré le père de Claude, dit-il. Il n’a rien de spécial. Explique-moi pourquoi cette Laura a épousé un type qui n’a rien de spécial.
Tibère haussa les épaules.
— Ça ne s’explique pas. Je suppose qu’elle aime Henri tout de même et qu’on ne sait pas pourquoi.
C’est vrai que Tibère s’était souvent posé cette question. Qu’est-ce que foutait Laura, singulière et magnifique, dans les bras de ce type si sérieux et si compassé, ça ne s’expliquait pas. On n’avait même pas l’impression que Henri Valhubert se rendait compte à quel point sa femme était singulière et magnifique. Tibère serait mort d’ennui sur l’instant s’il avait dû vivre avec Henri, mais Laura n’avait pas l’air d’en mourir. Claude lui-même trouvait inouï que son père ait réussi à épouser une femme comme Laura. « C’est sûrement un miracle, profitons-en », disait-il. C’était un problème auquel Claude et lui avaient d’ailleurs cessé de penser depuis longtemps, et qu’ils résolvaient toujours en concluant, « Ça ne s’explique pas ».
— Ça ne s’explique pas, répéta Tibère. Qu’est-ce que tu fabriques avec cette lime à ongles ?
— Je mets à profit notre attente pour porter mon apparence à la perfection. Si tu es intéressé, ajouta-t-il après un silence, je possède une deuxième lime.
Tibère se demanda si c’était une si bonne idée que ça de présenter Néron à Laura. Laura avait des morceaux très fragiles. On tape dessus, ça s’effondre.
II
Henri Valhubert n’aimait pas les choses dérangeantes.
Il ouvrit la main et la laissa retomber sur la table avec un soupir.
— C’en est un, dit-il.
— Vous en êtes sûr? demanda son visiteur.
Henri Valhubert leva un sourcil.
— Pardonnez-moi, dit l’homme. Si c’est vous qui le dites.
— C’est un griffonnage de Michel-Ange, continua Valhubert, un morceau de torse et une cuisse, qui se promènent en plein Paris.
— Un griffonnage ?
— Exactement. C’est un gribouillis du soir, et qui vaut des millions parce qu’il ne provient d’aucune collection privée ou publique connue. C’est un inédit, du jamais vu. Une cuisse griffonnée qui se promène en plein Paris. Achetez-la et vous ferez une affaire superbe. À moins bien sûr qu’elle n’ait été volée.
— On ne peut pas voler un Michel-Ange aujourd’hui. Ça ne pousse pas dans les greniers.
— Si, à la Vaticane… Les fonds d’archives immenses de la Bibliothèque vaticane… Ce papier sent la Vaticane.
— Il sent ?
— Il sent, oui.
C’était idiot. Henri Valhubert savait bien que n’importe quel vieux papier sent exactement la même chose qu’un autre vieux papier. Il le repoussa avec agacement. Alors? Pourquoi était-il ému? Ce n’était pas le moment de penser à Rome. Surtout pas. Il faisait tellement chaud, avant, à la Vaticane, quand il était lancé dans cette quête frénétique d’images baroques, avec les bruits du papier qu’il déplaçait dans le silence. Est-ce qu’il était encore frénétique maintenant? Plus du tout. Il dirigeait quatre affaires d’éditions d’art, il brassait un tas de fric, on courait pour lui demander conseil, on s’excusait avant de lui parler, son fils se dérobait devant lui, et même Laura, sa femme, hésitait à l’interrompre. Alors que quand il avait connu Laura, elle se foutait bien de l’interrompre. Elle venait l’attendre le soir à Rome sous les fenêtres du Palais Farnèse, avec une grande chemise blanche à son père qu’elle serrait à la ceinture. Il lui racontait ce qu’il avait sorti dans la journée de la chaleur de la vieille Vaticane, et Laura écoutait gravement, le profil busqué. Et puis tout d’un coup, elle s’en foutait et elle l’interrompait.
Et maintenant plus du tout. Maintenant ça faisait dix-huit ans et même Michel-Ange le rendait mélancolique. Henri Valhubert avait les souvenirs en horreur. Pourquoi ce type venait-il lui mettre sous le nez ce papier puant? Et pourquoi était-il encore assez snob pour prendre du plaisir à dire « la Vaticane », comme il aurait parlé nonchalamment d’une vieille amie, au lieu de dire « la Bibliothèque vaticane », comme tout le monde, avec respect ? Et pourquoi Laura filait-elle à Rome presque tous les mois ? Est-ce que ses parents croupissant loin de la grande ville exigeaient autant de voyages ?
Il n’avait même pas envie de souffler sa découverte à ce type, alors que ça lui était si facile. Ce type pouvait bien garder sa cuisse de Michel-Ange, ça l’indifférait.
— Après tout, reprit-il, ça peut légitimement venir d’une petite collection italienne quelconque. Les deux hommes qui sont passés vous le proposer, quel était leur genre ?
— Ils n’avaient pas de genre. Ils m’ont dit qu’ils l’avaient acheté à un particulier à Turin.
Valhubert ne répondit pas.
— Alors qu’est-ce que je fais? demanda l’homme.
— Je vous l’ai dit, achetez-le! C’est donné. Et soyez aimable, faites m’en parvenir un cliché, et prévenez-moi s’il y en a d’autres. On ne sait jamais.
Sitôt seul, Henri Valhubert ouvrit grand la fenêtre de son bureau pour respirer l’air de la rue de Seine et chasser cette odeur de vieux papier et de cette Vaticane. Laura devait entrer en gare de Rome maintenant. Et ce jeune cinglé de Tibère devait sûrement l’attendre pour lui porter ses bagages. Comme d’habitude. »